Le monde souterrain incarne, dans notre culture, l’imaginaire topographique déprécié par excellence. A quel moment de l’Histoire l’homme a-t-il décidé de lui coller cette mauvaise réputation ? Peut être à l’époque de la grande invention de la peur du noir, ou bien depuis qu’on y entrepose nos morts pour l’éternité ? Les images terrifiantes, véhiculées par l’Enfer orphéen, biblique et dantesque, en sont évidemment en grande partie responsables… L’objectif ici n’est toutefois pas d’historiciser cette croyance sociale, mais plutôt de revenir sur ses représentations et ses usages. Tout ce qu’on peut en dire a priori, c’est que menace et sentiment de danger ne sont jamais bien loin des carrières et autres voix ferrées abandonnées. Et pourtant, pratiques urbaines populaires et urbanisme sont apparemment en voie de réhabiliter ces imaginaires…
Une pop-culture friande de recoins obscurs
Les univers fictifs – de tous supports – regorgent d’espaces souterrains, et ceci quels que soient le ton de l’intrigue ou les origines de son créateur. Véritable topos de la culture populaire, le souterrain reflète l’un des lieux fantasmagoriques les plus exploités par l’imaginaire collectif. Refuge criminel ou militaire, huit-clos infesté de monstruosités, hospice survivaliste ou résistant, sanctuaire du passé, passage obligé du parcours héroïque, réserve matérielle inépuisable, berceau d’expériences ésotériques ou encore cité aurifère puissante… La fantaisie, ancienne comme moderne, s’arrange toujours pour donner une place de choix aux motifs de la grotte, cave, oubliette et autre tunnel.
Dungeon Keeper, l’un des premiers jeux dans lequel vous jouez une entité du mal. Du coup, votre antre s’apparente forcément à des souterrains !
Cela dit, rares sont les souterrains fantasmés où l’on souhaiterait rester plus d’un quart d’heure. Pour ne donner que quelques exemples :
– l’intrigue du manga Akira tourne autour d’une base militaire secrète, enterrée sous la construction du village olympique des JO de Tokyo 2020 ;
– le film d’horreur britannique The Descent transforme une expédition spéléologique entre filles en descente aux enfers littérale;
– la plus sournoise des créatures de Tolkien, Gollum, hante les entrailles rocheuses des “Monts Brumeux”;
– Les niveaux du jeu vidéo – connu pour être extrêmement glauque – The Binding of Isaac représentent une plongée abyssale dans la psyché du héros. Leurs intitulés évoquent sans suprise des espaces clos et caverneux : Le Sous-sol, Les Grottes, Les Profondeurs, L’Utérus et enfin, Le Shéol.
Metro Last Light (2013) : l’enfer vidéoludique du métro moscovite futuriste
Heureusement, la pop-culture s’entiche parfois (timidement) de ces sombres artères et brèches rocailleuses. Qui n’a pas envié le feu de camp gourmand improvisé dans la mine du village par les jeunes héros du Château dans le Ciel de Miyazaki ? Une génération entière a même rêvé de se goinfrer de pizzas avec les Tortues Ninja dans les égouts new yorkais, ou encore de traquer les Tables de la Loi dans les hypogées égyptiennes en compagnie d’Indiana, archéologue “beau gosse et bad ass”. Sans parler de cette scène cultissime de la pornographie, tournée dans un parking peu ragoutant… Cependant, à part quelques cas isolés relativement attrayants, les environnements souterrains fictifs manquent encore cruellement d’aura réconfortante.
En finir avec ces troglodystopies : SOS Urbex !
Ce n’est donc, pour une fois, pas dans les oeuvres “pop” que l’on dénichera un quelconque horizon prospectif pour une réhabi(li)tation des espaces souterrains. C’est plutôt grâce à un éventail de pratiques urbaines – et même urbanistiques – que les sous-sols de nos villes semblent retrouver peu à peu leur souffle.
Tout d’abord, les aménagements “modernes” des territoires souterrains urbains – nous pensons évidemment aux voix ferrées et autoroutes – ont participé à démystifier l’aura dépréciative attribuée à ces espaces. Désormais sécurisés, lumineux et “presque habitables”, quais de métro, parkings, tunnels routiers et autres grands magasins s’inscrivent dans nos déplacements quotidiens. Depuis, on a presque oublié, qu’avant, ces espaces étaient aux mains de créatures abjectes de type vers de terre et rongeurs aux yeux rouges luminescents. L’urbain lambda est un animal social… et un peu froussard. De fait, toute traversée de tunnel désert à l’éclairage clignotant rimera avec angoisse et fric-frac. N’en déplaise aux détracteurs de Gaspar Noé.
Toutefois, une poignée d’urbains téméraires raffolent bel et bien de cette “ville invisible”, traditionnellement perçue comme sale et taciturne. Exploration urbaine, street-art et cataphilie constituent ainsi des pratiques “alternatives” au confluent de la passion et de l’amour du risque :
“Paris, ville gruyère. Pour l’explorateur urbain, Paris est un trésor architectural qui s’arpente aussi bien à l’horizontale qu’à la verticale. Il est assez incroyable de voir que tant de lieux abandonnés communiquent. Des espaces en friche permettant de passer d’une galerie technique à des carrières oubliées, rejoignant elles-même les sous-sols d’un grand musée en chantier et sans surveillance, dont l’accès au toit est libre. Entrez dans les lieux les plus divers, des zones militaires secrètes oubliées. Pour qui sait ouvrir les bonnes portes et sauter discrètement les grilles, il n’existe pas de monument inaccessible…”
On est pas bien là, enterrés et tout, pépouze ?
Ces amateurs de la ville sous-jacente ne jurent ainsi que par la friche, l’indicible, l’histoire, la découverte ou encore la création, souvent nocturnes. Qui sait, peut être que ces usages clandestins heureux ont quand même (un peu) été influencés par l’attrait de la pop-culture. Mines “Cow Boy” et royaumes Nains auront sans doute rendus nostalgiques plus d’un urbex confirmé !
Claustro back in town ?
De nouveaux jours semblent attendre ces fascinations plus vraiment underground. Au-delà des visites touristiques déjà anciennes (cryptes ecclésiastiques, catacombes siciliennes, palais romains, égouts de Paris, installations artistiques…), la friche souterraine et ses graffitis se voient de plus en plus institutionnalisés par les Villes. Par exemple, la ville de Nantes a commandé, en janvier dernier, le rafraîchissement des murs souterrains de sa gare à trois graffeurs du collectif local “Plus de couleurs”. De la même manière, la Mairie de Paris a récemment surfé sur ces tendances illégales en organisant les “Chroniques Nocturnes” du Grand Paris. Le pitch de l’événement vend tout de même un peu moins de rêve que celui que nous avons cité juste avant :
“Partir sur un chantier de la RATP dans les tunnels du métro parisien ou explorer l’esplanade de la Défense en pleine nuit, le Pavillon de l’Arsenal propose une série d’explorations nocturnes exceptionnelles dans des lieux emblématiques de la métropole”.
Ne crachons pas totalement dans la soupe : avouons que c’est quand même sympa de leur part. En tout cas, n’ayons pas peur des mots : visiter la face cachée des villes est devenu hype.
« The future is here, and it’s Under Earth’s Crust »*
Cette réappropriation souterraine par les gouvernances urbaines va même plus loin puisque nombre de projets urbanistiques de villes ou de bâtiments ensevelis voient le jour depuis un certain temps. Densité de population, étalement urbain, crise climatique… autant de périls auxquels les architectes comptent bien remédier. En aménageant les sous-sols ? A l’instar de la “ville intérieure” de Montréal – construite à partir de 1962 pour résister aux périodes les plus froides -, urbanistes et médias commencent enfin à vanter les mérites des sous-sols pour construire les villes du futur. Solution adéquate contre l’épuisement des superficies habitables, le sol est aussi, apparemment, un “excellent isolant” pourvu d’un “véritable microclimat”. De plus, on apprécie l’argument piquant de Monique Labbé, architecte et présidente du Comité espace souterrain de l’Aftes (Association française des tunnels et de l’espace souterrain) :
“Pour une fois qu’un architecte imagine un ouvrage qui ne se voit pas, ça change”…
Ainsi : tandis que New York ambitionne la réhabilitation fleurie de chemins de fer enterrés en plein Manhattan, Chicago serait sur le point de creuser une véritable ville-miroir sous ses pieds. Des architectes russes ont même pour double ambition de: lutter contre les friches souterraines; en logeant 100 000 personnes. Ce projet représente à nos yeux l’un des plus fascinants : Eco-City 2020 prévoit la construction d’une ville “au fond d’une vieille mine de diamants à ciel ouvert, au cœur de la Sibérie”. Son jumeau américain et plus modeste “Above Below” paraît tout aussi cool : l’architecte Matthew Fromboluti rêve de creuser un “gratte-terre de 275 mètres de profondeur, sur plus de 1,2 kilomètre carré, qui viendrait combler la carrière d’une mine de cuivre abandonnée en plein Arizona”.
*Coupure de journal sur les murs du laboratoire souterrain dans le jeu Portal 2 (2011). La multinationale fictive Aperture Science rachète une mine de sel pour mener à bien ses expériences peu éthiques.
De Jules Verne à ces nouveaux hommes des cavernes, l’urbanisme semble avoir presque évolué plus vite que la pop-culture. Un signe qui ne trompe pas : on assiste, avec cette revalorisation imaginale, aux prémisses d’un changement de paradigme. En redevenant socialement acceptable, la ville-souterraine s’ouvre comme un nouveau terrain de jeu pour urbanistes en quête d’espace libre. Ce ne sera pas de trop, pour contredire les élans de l’étalement urbain.
« Ô rêves de granit ! grottes visionnaires !
Cryptes ! palais ! tombeaux, pleins de vagues tonnerres !
Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,
Vous êtes moins profonds et moins désespérés
Que le destin, cet antre habité par nos craintes,
Où l’âme entend, perdue, en d’affreux labyrinthes,
Au fond, à travers l’ombre, avec mille bruits sourds,
Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours ! »
Victor Hugo, extrait Les Rayons et les Ombres, XIII.