Une agréable série d’articles traverse les filets de notre veille quotidienne depuis quelques mois. Publiés sur le blog Sciences dessinées ((carnet de notes du laboratoire junior éponyme, initiative de l’ENS Lyon)) par la géographe Bénédicte Tratnjek ((auteur d’un blog somptueux sur la géographie de la ville en guerre)), ceux-ci traitent en effet du couple “ville & bande dessinée”, mettant en lumière quelques problématiques géographiques et sociologiques au prisme d’une poignée d’oeuvres du Neuvième Art. Un sujet que l’on adore évidemment (exemple ici, là ou là), et qui permet de décrypter le monde qui nous entoure de manière parfois plus ludique qu’un pavé plein d’académisme…
Émoustillés par la qualité de ces analyses, nous avons décidé de vous partager quelques unes de ces riches observations, à propos d’une bédé que nous n’avions encore jamais évoqué ici : la série franco-ivoirienne Aya de Yopougon, de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie. Une oeuvre envoûtante, qui retrace la vie quotidienne de trois jeunes abidjanaises dans un quartier chaud de la capitale économique ivoirienne : Yopougon… Celle-ci a d’ailleurs connu un joli succès avec une version animée à la clé, sortie sur nos écrans en juillet 2013 – qui aura sans doute stimulé ce décryptage enthousiaste sur Sciences Dessinées.
Les cinq billets que nous synthétiserons ici s’intéressent plus particulièrement aux trois premiers volumes de cette série. Une lecture qui tombe à pic, qui nous permettra d’approfondir plus avant nos réfléxions sur la ville africaine, méconnue et pourtant si familière…
Abidjan 70-80 : la fin de l’insouciance
L’intrigue se déroule en 1978, soit dix-huit ans après l’indépendance : une date charnière, annonçant le passage d’une stabilité économique (“le miracle ivoirien”) à une nouvelle crise nationale. L’action de la bande dessinée est centrée sur les desseins amoureux, familiaux, professionnels des trois héroïnes, dans un contexte socio-politique et urbain particulièrement complexe.
La série retrace ainsi une “géographie intime et subjective d’Abidjan”, judicieusement étudiée par Bénédicte Tratnjek à l’aide de son épais bagage scientifique. La série apparaît alors comme un témoignage ostensible d’une société et d’une époque, notamment à travers leurs ancrages dans des espaces divers.
Espèces d’espaces : urbanités et jeux d’échelles
L’auteur nous propose d’abord une approche globale sur le quartier, proposant un regard éclairant sur Yopougon :
C’est “un quartier à forte identité (notamment pour ses célèbres “maquis”, des restaurants populaires en plein air, qui ont un très important rôle dans la sociabilisation et la rencontre), mais aussi un quartier en pleine évolution dans les années 1970. C’est enfin un quartier qui est un haut-lieu du “miracle ivoirien”, que dépeint la bande dessinée en montrant les contrastes derrière le développement économique”.
C’est également à travers l’horizon des rues, “espace le plus représenté aux côtés de l’espace domestique”, que l’on peut décortiquer la lecture d’Aya de Yopougon. Véritables berceaux d’urbanité (avec un grand U), Bénédicte Tratnjek rappelle que la circulation ne joue qu’un rôle mineur dans les rues africaines. Ainsi, la bd nous dépeint un espace public conditionnant à la fois le noyau de sociabilités (rencontres et échanges) manifestes, de la “mise en scène des apparences” et de l’informel. On se référera ainsi à la typologie suivante, citée sur le blog, qui catégorie les types de quartier en fonction des “lieux de l’informel” dans la cité ivoirienne.
“Les lieux de l’informel à Abidjan,
esquisse de typologie par quartier et par activité”
Jean-Fabien Steck, La rue africaine, territoire de l’informel ?, Flux, n°66-67, 2006-2007
L’habitat comme miroir
Autre terrain d’investigation : la résidence, haut lieu de toutes les intimités. Là où les rues sont symptomatiques d’une certaine retenue, l’espace domestique abrite les conflits que l’on s’efforcera de ne pas afficher dehors. Par ailleurs, les représentations de l’habitat rendent parfaitement compte des conditions (et des mutations) démographiques et économiques que connaît le pays à l’époque : salon plus ou moins meublé, chambre plus ou moins partagée…
“Davantage que les éléments du mobilier, ce sont les manières dont les personnages s’approprient ou non les espaces domestiques de leurs voisins, qui renseignent le lecteur sur le degré de proximité et/ou le statut social de chacun dans la vie quotidienne. Aya et ses amies pénètrent aisément dans les chambres des unes et des autres, tandis que Félicité, la bonne de la famille d’Aya, ne pénètre que dans les chambres de cette famille.”
Les lieux de vie ne sont donc pas de simples décors : ils participent véritablement à la production d’une oeuvre caractérisée par le contexte démographique et économique de son action, et éclairent du même coup le regard du néophyte que nous sommes.
De la rue au quartier, du quartier à la fête
Enfin, l’auteur s’interroge sur les spatialités de la fête nocturne, investies par la jeunesse abidjanaise. Phénomène national caractéristique, les festivités urbaines représentent un véritable “marqueur identitaire, par-delà les frontières ivoiriennes”. Nous nous penchions justement sur la question des espaces festifs africains dans une partie de notre dernier billet ; nous relations en effet l’importance de Kinshasa dans cet écosystème, au coeur de ces festivités continentales grâce à sa musique, qui “s’exporte jusqu’au Kenya”.
En creux, Aya nous apprend beaucoup sur le lien entre lieux de fête… et lieux de drague, plus ou moins bien vécus en fonction des protagonistes. Ces représentations, qui prouvent combien amour et géographie peuvent faire bon ménage, feront office de conclusion idoine à cette brève synthèse de lecture :
“Les rencontres et les intrigues amoureuses sont au coeur de la série Aya de Yopougon, il est donc “évident” que leurs spatialités soient particulièrement représentées. Néanmoins, cette relation entre bande dessinée et espaces de la drague est duale : c’est aussi parce que l’espace public à Yopougon (la rue, les maquis, le marché) est fortement marqué par de telles pratiques spatiales que ces intrigues prennent lieu dans de tels territoires du quotidien.
C’est pourquoi, on décrit ici la ville comme un espace-support où se déroule l’intrigue : la ville donne de l’identité et du sens aux pratiques spatiales et sociales qui sont représentées dans la bande dessinée. La ville ne serait pas “interchangeable” et l’action est fortement située dans le temps et dans l’espace. C’est bien le quartier de Yopougon dans les années 1970-1980 qui donnent corps à la narration, tout comme la narration donne corps à cette représentation du quartier.”
Villes et bandes dessinées : tourner la page
On vous recommandera donc vivement, vous l’aurez compris, la découverte d’Aya de Yopougon, panorama d’un espace urbain vivant que l’on connaît trop peu, et celle de Sciences Dessinées en guise de complément. On vous invite d’ailleurs également à découvrir les autres billets du blog, et notamment ceux portant sur notre sujet de prédilection :
- trois articles consacrés au manga dystopique Ethnicity 01 ;
- une introduction à la bédé Meilleurs voeux de Mostar, dont l’action prend vie dans la Bosnie-Herzégovine des années 1990 ;
- deux billets qui tentent à leur manière de décrypter la noire Gotham City : chez nous, ou chez Sciences Dessinées.
- sans oublier notre billet consacré au diptyque “villes & mangas” ;
De quoi nourrir, de manière récréative mais pas idiote, les longues soirées d’hiver qui s’annoncent à grand pas. On ne peut que louer de telles initiatives, qui viennent densifier un peu plus les croisements possibles entre cultures académiques et cultures populaires…
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