Si vous êtes amateurs de jeux de société contemporains, vous connaissez forcément les Colons de Catane. Si ce n’est pas le cas, résumons la chose ainsi : Catane, pour les intimes, est un jeu de plateau vous invitant à coloniser une île en tirant partie de certaines ressources (mouton, blé, argile, etc). Avec des centaines de milliers d’exemplaires vendus à travers le monde, le jeu est l’un des plus grands succès commerciaux du secteur depuis deux décennies maintenant, et représente à merveille les jeux de stratégies dits « de l’école allemande ». Mais concentrons-nous plutôt sur la vidéo qui nous anime aujourd’hui : cette présentation des Colons de Brooklyn, vrai-faux jeu de société imaginé par les youtubeurs Above Average, et reprenant presque littéralement les règles du jeu original… dans un contexte de gentrification du quartier new-yorkais, vous l’aurez compris.
Malgré quelques clichés dont on se lasse un peu, cette parodie a deux mérites distincts qui lui valent sa présence dans nos colonnes. D’abord, cette version des Settlers of Brooklyn, offre un regard caustique sur la gentrification dans son versant pop-culturel et quasi-gaudriolesque, sur lequel nous reviendrons ici. Ensuite, et ce sera l’objet d’une petite annonce en conclusion, ce spot vient alimenter notre base de veille sur l’utilisation possible des jeux de société dans le cadre de nos réflexions urbanistiques… un sujet en pleine expansion, que l’on se devait de partager avec vous.
Urbanisme et schizophrénie : mille plateaux de jeu
L’idée n’est d’ailleurs pas si neuve. A ce titre, rendons à César ce qui semble lui appartenir : en 2009, Dori Kornfeld imaginait une version des Colons de Catane appliquée à Vancouver, et dont vous pouvez apercevoir les contours ici. Difficile de dire si Above Average s’en est inspiré, mais l’idée semble en tous cas avoir fait son chemin – et cela est plutôt logique, vous comprendrez pourquoi quelques lignes plus bas.
Plus généralement, ce pastiche de la gentrification new-yorkaise nous en rappelle un autre, tout aussi drolatique, dans sa version vidéoludique cette fois-ci. Il y a quelques années, nos cousins bataves de The Pop-Up City avaient en effet imaginé le faux jeu vidéo Gentrification Battlefield, présentant la mutation sociale de certains quartiers amstellodamois dans un écrin 8-bit pas piqué des hannetons. Comme nous l’écrivions à l’époque (2010, voilà qui ne nous rajeunit pas), ce jeu illustrait de manière presque caricaturale les processus fondamentaux de la gentrification, celle-ci étant perçue comme une forme de colonisation post-moderne, avec son armée de pionniers plus ou moins belliqueux que seraient les gentrifieurs. C’est précisément cette idée que l’on retrouve dans The Settlers of Brooklyn (jusque dans son titre, évidemment), et que la pop-culture contemporaine adore d’ailleurs mettre en scène.
Nombreuses sont en effet les œuvres audiovisuelles, surtout aux USA, qui évoquent sans vergogne les méfaits de la gentrification sur les métropoles (exemple dans la méconnue sitcom Happy Ending, ou plus récemment dans la dernière saison de Parks and Recreation, dont on vous parlera forcément un jour). Nous vous épargnerons d’ailleurs la litanie d’articles parfois médiocres sur la question, qui mélangent tout et n’importe quoi (alors que le sujet mériterait davantage de nuances et de précisions), pour se concentrer sur le versant proprement urbain de cette « colonisation ».
Gentrifions par le pion
Celle-ci est parfaitement résumée dans les règles du jeu des Colons de Brooklyn. On retrouve ainsi les éléments emblématiques d’un changement de couche sociale, sensés représenter les mutations du quartier : nouveaux modes de vie (le chou kale ou l’explosion des enseignes de café, qui fait écho aux torréfacteurs de Happy Endings) et nouveau lifestyle (les skinny jeans, le retour des vinyles et les vélos fixie), qui témoignent de l’arrivée d’une population spécifique… Bref, tous les clichés du hipster en un jeu réunis. Au passage, les joueurs des Colons de Catane auront souri à la mention du chou kale, qui rappelle évidemment les heures les plus sombres du mouton surabondant ^ω^
Sur un plan plus urbanistique, la mutation du territoire est explicitée dans la possibilité de faire évoluer ses lofts en condos, reprenant la règle d’origine (dans laquelle on transforme ses colonies en villes, celles-ci rapportant les points nécessaires pour gagner). De même, la carte de la « route la plus longue » est ici remplacée par celle du « brunch le plus long« , toujours dans cette volonté de souligner les hipsterités caractéristiques de la gentrification. Enfin, la version brooklynienne apporte son lot d’innovations en remplaçant le « voleur » (activé lorsque l’on fait un 7 au dé) par une figurine bien plus agressive, qui peut purement et simplement éjecter les lofts des adversaires. Croyez-nous, si une telle capacité existait dans les Colons de Catane, certaines parties se finiraient vite en baston générale !
Le jeu de société pour comprendre l’urbanité ?
Au-delà des clins d’œil plus ou moins subtils sur les modes de vie des gentrifieurs (de notre côté, on trouve ça assez cliché et roboratif, mais bon), cette présentation des Colons de Brooklyn est surtout fascinante pour le lien qu’elle fait entre mutations urbaines et jeu de société. Ce n’est pas sans raison si nous avons choisi de mettre à l’honneur, il y a quelques semaines de cela, les créateurs de Paris 1800, jeu de plateau prenant pour décor les transformations de la capitale pré-haussmannienne, à travers une longue et belle interview. Et notre veille ne cesse de s’étoffer de liens et idées de jeux mettant la ville au centre de leur gameplay, avec une acuité souvent déconcertante. Comment représenter la colonisation de Brooklyn mieux qu’avec un jeu de conquête de territoires ? Il suffisait d’y penser, et cette vidéo nous montre les insoupçonnables vertus d’un tel métissage. Après tout, le Monopoly n’a-t-il pas démontré, à grands renforts d’hôtels et de cases prison, combien le jeu de société pouvait être utile pour évoquer les déconvenues de la propriété foncière ?
Image fort à propos, repérée sur le blog des socialistes du canton de Méru
(charmante bourgade de Picardie où pop-up urbain a quelques racines, soit dit en passant)
Le retour en force des jeux de plateau dans le grand public, portés par quelques succès internationaux tels que Catane, est une aubaine pour les passionnés de médiums ludiques que nous sommes. En effet, l’utilisation des jeux de société recèle de nombreux bénéfices pour qui souhaite comprendre les enjeux urbains, qu’il s’agisse du passé comme avec Paris 1800, du présent avec Settlers of Brooklyn, ou du futur avec des jeux que nous imaginerons peut-être un jour… Car oui, teaser, nous comptons bien développer notre propre jeu de plateau un de ces jours. Celui-ci mêlera prospective urbaine et jets de dé, mais rien n’est pour l’instant très figé dans nos têtes.
Néanmoins, on vous promet de revenir sur la question dans les mois prochains, avec un épais dossier qui creusera les métissages entre ville et jeu de société, vaste sujet que nous n’avons fait que survoler ici. Pour patienter, nous vous laissons avec notre compilation d’archives sur la gentrification, qui vous offrira peut-être quelques éléments pour approfondir vos réflexions quant à la colonisation des métropoles… et vous inspireront peut-être, qui sait, votre propre jeu de plateau allégorique ?