On ne vous présente plus la tendresse que l’on éprouve à l’égard des jeux vidéo comme révélateurs de tout un tas de signaux plus ou moins forts. Ainsi, nous avons souvent évoqué dans nos colonnes les liens étroits qu’il existe entre choix urbanistiques et game-design (l’art de concevoir des jeux vidéo); nous avons plus d’une fois étudié la pertinence de certaines mécaniques vidéoludiques de navigation, qui mériteraient vivement d’être appliquées à nos déplacements réels.
De même, nous nous sommes à plusieurs reprises penchés sur les différents stéréotypes urbanistiques mis en scène dans les jeux vidéo, ainsi qu’à leurs liants avec nos espaces urbains physiques… Certains jeux ont même pour principal objectif de construire des villes, et ce depuis les premières consoles de salon !
Bref, les relations intimes qu’entretiennent les deux médias que sont la ville et le jeu vidéo sont presque infinis. Les angles d’attaque de ces observations sont également multiples, et c’est probablement pour cette raison que nous continuons à les évoquer !
Mais ce qui nous amène aujourd’hui à radoter concerne à nos yeux une tendance relativement nouvelle : celle de loger à la même enseigne – de plus en de plus – le « je » vidéoludique et le « je » de la réalité. Ce sentiment est certes une déformation intimement liée au principe même de jeu vidéo (et de jeu de rôle en général), et donc très ancienne. Mais certains signaux récents ne trompent pas : ça y est, les jeux vidéo c’est bel et bien la vraie vie !
Avec les jeux vidéo, le futur c’est maintenant
Le 27 mai dernier sortait (enfin) le jeu vidéo tant attendu Watch Dogs, c’était donc l’occasion pour ses promoteurs et leurs multiples relais de redoubler d’effort en terme de marketing. Il se trouve que l’ensemble des campagnes de pub du dit jeu pointent sans surprise la barrière de plus en plus floue entre mondes vidéoludiques et vie de tous les jours.
Il y a quelques semaines tournait notamment une vidéo virale américaine dans laquelle des personnes lambda se faisaient piéger par une caméra cachée au cours de laquelle elles se retrouvaient à pouvoir pirater tout un tas de systèmes (feux de signalisation, distributeur de billets, voitures personnelles etc.) par la (très) simple utilisation d’une appli smartphone…
L’année dernière déjà, nous vous parlions d’une autre campagne publicitaire à l’effigie de Watch Dogs : We are Data. Ubisoft, alliée à l’agence de pub parisienne BETC créaient alors une formidable plateforme web donnant accès à trois cartes urbaines interactives (Berlin, Londres, Paris). L’ensemble des données apparaissant sur chaque carte correspondaient alors à des informations issues de l’open data de chacune des villes !
Bref le pitch des campagnes entourant le jeu vidéo Watch Dogs demeure le même : vous possédez un smartphone, vous habitez en ville donc Aiden Pearce (le héros masqué) ça pourrait être vous. Et tous les médias sont d’ailleurs plus ou moins d’accord pour qualifier l’univers de Watch Dogs de « futur immédiat » : le smartphone est une arme, et c’est bien là que le « smart » de la fameuse ville intelligente se trouve…
Affaire à suivre (quand on aura joué au jeu, et quand le smartphone nous servira vraiment à autre chose qu’à lire les news dans le métro / envoyer des sms / poster des photos sur les réseaux sociaux…) !
Coucou, tu veux voir mon jeu vidéo ?
Avant de prévoir l’avenir, les jeux vidéo c’est avant tout du vécu, du temps passé, des souvenirs ! Pour tout joueur, les expériences – spatiales et émotionnelles – vidéoludiques forment ainsi des morceaux de vie comme les autres. Par exemple, la difficulté d’exploration d’un lieu particulier marquera sans doute l’esprit des joueurs au même titre qu’un événement désagréable de la vie réelle. Au point que ce type d’expériences forme bien souvent un pan non négligeable de la culture partagée par toute la communauté des personnes ayant joué à l’opus en question !
Et cette culture du « vécu vidéoludique partagé » prend, à notre avis, de plus en plus d’ampleur. En tout cas, un certain nombre d’initiatives plus ou moins récentes montrent que la tendance se manifeste de différentes manières.
Rien de tel qu’un soda pour se désaltérer après une bonne rando vidéoludique
D’abord, il est de moins en moins rare de découvrir sur internet l’existence de blogs consacrés à des détails vidéoludiques très précis un peu à la manière d’encyclopédies d’érudits ultra-spécialisés. Non seulement l’aspiration est passionnante, mais il se trouve qu’en plus ces blogs sont majoritairement dédiés à des éléments de l’espace du jeu – ce qui nous intéresse donc singulièrement ici !
Le premier que nous avons rencontré (via @nicolasnova) s’appelle « video game foliage« . Comme son nom l’indique, il voue un intérêt spécifique aux feuillages dans les jeux vidéo :
« A blog dedicated to the beautiful and weird approximations of plants found in video games«
Le génie qui est derrière tout ça consacre donc les pages de son tumblr aux innombrables façons de traiter la texture végétale dans les différents univers graphiques vidéoludiques… Ca ne vous fait pas rêver ? Nous on adore (chacun son truc).
« The trees do a nice thing with the leaves, which all appear to be polygonal fans with a vertex-color gradient on them. They don’t look a thing like real-life leaves but fit the style of the game. »
La flore vidéoludique serait-elle aussi riche que celle offerte par notre bonne vieille planète ?
Le second maniaque de l’image pixelisée que nous avons découvert passe quant à lui ses heures creuses à collectionner tout ce qui a de près ou de loin rapport avec les trains… dans les jeux vidéo évidemment ! A l’aide de captures d’écran précises, Torsten Kammer décrit et commente alors les petites erreurs techniques et graphiques effectuées par les développeurs à propos des équipements ferroviaires présents dans divers jeux vidéo :
« TrainsInGames.com is a site to take a closer look at details in video games that developers missed. It’s about all the small bits and pieces you always found odd or hilarious, and the big nonsense you’ve been mad about. I put the focus on trains, partly because I like them very much, partly because no developer seems to care about them. »
« Damn. The rails themselves look weird, with lots of different stripes. » – Image extraite du jeu Bioshock Infinite (2013).
On trouve l’idée assez étonnante et ça fonctionne plutôt bien : ce type de petits sites sont des puits de réflexions et d’analyses extraordinaires. Pour n’en citer que quelques uns, on compte également dans la même manie :
– le tumblr dédié à la biologie sous-marine, ainsi que celui consacré à la « faune à plume » (dans les jeux vidéo),
– celui sur le tandem (plus urbain que jamais) « buildings & food » : un post sur deux représente donc un bâtiment / de la nourriture (dans les jeux vidéo… toujours )
– le meilleur est peut-être celui consacré aux virevoltants – ou tumbleweeds – (dljv), ces mauvaises herbes poussant dans les milieux arides (et qui roulent de façon inquiétante dans les westerns…).
On vous a cité ici les plus intéressants de notre point de vue, parce qu’ils relatent tous un certain intérêt pour des détails spatiaux, à savoir des éléments de décor auxquels on ne fait pas forcément attention. Ainsi, ils sont une source tout à fait originale pour nous qui nous intéressons particulièrement aux imaginaires urbains présents dans la culture populaire.
Le combo magique des urbanités imaginées (futur / nourriture / mobilités / rues / commerces / équipement urbain sponsorisé par un éditeur de jeu…)
On ignore pour l’instant si d’autres tumblr plus « urbains » à proprement parler se baladent par-ci par-là sur les internets… On rêve par exemple d’un bon vieux tumblr dédié aux passages piéton ou encore aux panneaux publicitaires représentés dans les jeux vidéo. Si personne ne l’ose, on aura en tout cas eu l’idée.
Mémoires vidéoludiques : fragments de lieux
La capture d’écran ou le .gif – cette image animée relatant un (nano)instant et qui se démocratise à vitesse grand V -, deviendraient-ils alors la nouvelle « photographie » à la mode ? Après le selfie (ces autoportraits postés en masse sur les réseaux sociaux), la nouvelle image « tendance » de soi serait donc un cliché montrant à quoi l’on joue ?
Cette remarque pourra peut-être paraître tirée par les cheveux (elle l’est) mais sa justification ne s’avère pas si alambiquée. Ces petits sites où l’analyse d’image est reine ressemblent étrangement aux premiers blogs et à n’importe quel réseau social où l’on aime poster une photo personnelle commentée. En quoi un « Moi, à la plage avec mon chien » ne témoignerait-il moins d’un moment de vie qu’un « Regardez la maison que j’ai construite dans Minecraft » ?
On est pas bien là, en train de profiter du petit rayon de soleil ? Je voudrais rester ici pour l’éternité.
Un certain Benoit Paillé est d’ailleurs récemment allé plus loin dans cette idée, avec son projet artistique intitulé « Crossroad of realities« , « une performance photographique dans le monde Réel /Virtuel de GTA V ». Et c’est en citant le philosophe Jean Baudrillard que le jeune homme résume sa démarche (la classe) :
« Un simulacre désigne une apparence qui ne renvoie à aucune réalité sous-jacente, et prétend valoir pour cette réalité elle-même. »
En deux mots, sa prouesse consiste en une série de montages représentant l’image d’une prise photographique (réelle). La photographie alors visible sur l’écran numérique n’est autre qu’un paysage vidéoludique !
« Avec ce projet, je veux mêler deux réalités distinctes en une seule image. Je veux montrer que l’on peut utiliser un espace virtuel dans la création photographique et approcher ces espaces avec la même sensibilité que les espace matériel. Les visions du monde virtuel que je veux montrer sont les mêmes que celles du monde réel : je ne crois pas que la photographie soit un médium de retranscription du réel, mais plutôt un outil de création pure afin d’exprimer une vision du monde »
Ce projet n’est ainsi pas sans rappeler les divers « cross over » réalisés entre l’application Google Street View et divers univers fictifs comme celui de GTA IV, dont nous vous parlions en 2011 déjà.
Dans un registre assez proche, le photographe américain David Friedman retombait récemment sur une série de photographies de la ville de New York, prises en 2000 par ses soins à l’aide d’un accessoire désuet et peu connue : la Game Boy Camera. Commercialisé en 1998, cet instrument développé par Nintendo permettait ainsi de prendre de magnifiques photos noir & blanc ultra pixelisée… Les reliques de David Friedman jouissent alors d’une ambiance rétro-tristounette assez particulière. Voyez par vous même :
Dans la peau d’un rétro-new yorkais
Du coup, on a nous aussi voulu tenter l’expérience à notre façon, en créant un tumblr de courts poèmes relatant des moments vidéoludiques précis (illustrés par des captures d’écran), et destinés à raviver la flamme mémorielle des joueurs (rien que ça)… un peu à la manière de haïkus mais sans la rigueur grammaticale !
Fragment visuel et poétique du jeu vidéo Les Chevaliers de Baphomet : les Boucliers de Quetzalcoatl (1997), par Markhy sur Poem In Game
Bref, la mémoire spatiale et sentimentale d’instants localisés – et donc des lieux – est loin d’appartenir au monde réel seul… Et on peut vous dire que le voyage vidéoludique vaut le coup, alors n’hésitez plus : prévoyez vous un petit week-end à Los Santos (Grand Theft Auto) ou au village Cocorico (Zelda) dès que vous en aurez l’occasion (et n’oubliez surtout pas de partager vos photos sur les réseaux sociaux !).
J’ai déménagé de mon jeu vidéo
Comme tout sentiment vivifiant possède son penchant inverse, les jeux vidéo peuvent aussi se laisser mourir. C’est en effet le cas dès lors que vous éteignez votre console ou ordinateur, et bien plus encore lorsque vous résiliez l’abonnement de votre multijoueur préféré… En effet, que se passe-t-il lorsque la majorité des participants d’un jeu en réseau quitte définitivement le serveur ? Le résultat est assez semblable à celui d’une ville désertée : les lieux initialement fonctionnels et vivants (dljv) se vident et deviennent tristes.
Entends-tu le silence de mon multijoueur ?
Deux très bons articles anglophones (via @ColinSidre) récemment publiés faisaient ainsi le témoignage du phénomène de désertion de certains lieux vidéoludiques. Le premier, intitulé « There’s hidden beauty in abandoned World of Warcraft cities« , nous raconte ainsi la chute partielle de certains « lieux de vie » de l’un des plus grands MMORPG.
Le cas de WOW est en effet assez particulier. La cause de l’abandon partiel de certaines villes de la carte par les joueurs n’est autre que le résultat de l’évolution logique de l’action du jeu. Ainsi, certains pôles qui au départ étaient fonctionnels se sont peu à peu vus délaissés par les joueurs parce qu’ils sont devenus trop excentrés et peu pratiques par rapports à d’autres lieux plus centraux… L’analogie avec le phénomène d’abandon qui touche aujourd’hui un certain nombre de lieux réels, comme la ville (fantôme) de Détroit, n’est alors que trop bien trouvée :
“America has seen plenty of cities rapidly grow and fade. From the boom towns of the Gold Rush to Detroit’s rise and fall alongside the country’s auto industry, the narrative is the same: People are drawn where they think they can make their fortune. When the money and jobs dry up, some stay out of attachment—they want to see their home rise again. And many have nowhere else to go. But on the large scale, populations move to wherever the next city of opportunity happens to be.
This phenomenon has played out repeatedly in World Of Warcraft. When the massively multiplayer game launched in 2004, the two opposing factions, Alliance and Horde, were given three cities each. Those spaces were hubs of digital life. They were the places where players migrated to train, trade items, and drop off deposits in their digital bank accounts. Each faction’s capital has always been the most populous. They’re home to special quests and transportation options, both of which draw in hundreds of players and keep them coming back. »
De son côté, l’article « The last survivors of Meridian 59 » nous conte l’histoire de la chute de l’un des premiers jeux vidéo (1996) jouable à plusieurs grâce à une connexion internet. En 2014, arpenter les rues (en 3D) de ce dernier ressemble ainsi à une expédition touristique voyeuse, à l’images de celles qui se développent peu à peu à Détroit :
« The royal city of Barloque was once a bustling virtual place. Its streets were filled with a babble of voices: residents visiting Joguer’s Herbs and Roots store, tourists settling down for a tipple at the Browerstone Inn, griping criminals en route to the old jailhouse. Barloque is the capital of Meridian 59, the first computer game that allowed people from around the world to gather and quest together via the Internet. »
On retrouve dans l’exploration de ces lieux vidéoludiques fantômes le même goût amer que l’on pourrait par exemple ressentir au sortir des nombreux centres commerciaux abandonnés sur le sol américain…
Shenmue : ta street plus vraie que nature
Inversement, ceux qui regrettent la fermeture récente du petit magasin de jeux vidéo en bas de chez eux pourront ressortir leur Dreamcast pour jouer à Shenmue (image hypnotisante ci-dessus) et retrouver l’ambiance perdue de certains espaces urbains réels !
Si après tout cela vous n’y comprenez toujours rien, vous pouvez potasser Au delà du virtuel : interactions sociales et spatiales dans et autour d’un univers vidéoludique, ça vous aidera sûrement ! En attendant, on retourne développer nos photos de vacances avec la Game Boy Printer…
Toutou et moi sur l’île de Cocolint (1993)
Cool article et une liste intéressante de sites.
Dans mon cas, ce sont quand même les RPG qui restent les plus grands pourvoyeurs de souvenirs spatialisés. Ajoutons que dans un FF, un Zelda, un Chrono Trigger ou un Baldur’s Gate, comme dans beaucoup d’autres jeux, les lieux visités sont intimement liés dans ma mémoire à la musique, au paysage sonore, qui vient colorer l’ambiance et peut changer la perception et donc le souvenir que l’on en garde (à défaut d’odeur, ou de la chaleur du soleil..)