Début janvier, Chronos a inauguré son blog avec un billet enchanteur, à base de métaphores poissonnières sur l’écosystème des mobilités urbaines. Le principe : « l’observation de nos amis de la mer pourrait nous en apprendre sur certains comportements repérés chez une variété d’homo urbanus mobilis apparue à l’ère actuelle du Cénozoïque : le skateur. »
Commentant la vidéo d’un skateur new-yorkais new-yorkais slalomant entre les bus et les voitures, Julien Gaffiot se saisit alors de la figure du poisson-pilote pour illustrer cet étrange ballet :
Le poisson-pilote à ceci de particulier qu’il est un des rares de son gabarit à cohabiter avec de grands prédateurs sans compromettre sa sécurité et en profitant de la force des ondes hydrodynamiques générées par ses cousins pour favoriser sa propre locomotion.
L’analogie fonctionne : lancés sans protection à vive allure au sein des flux mécaniques, zigzaguant avec adresse entre les mastondontes d’acier, saisissant la carapace de l’un d’entre eux pour se propulser un bref instant, prenant appui sur une autre pour corriger sa trajectoire, sautant légèrement au-dessus des obstacles de chaussée qui contrarient sa lancée, le skateur se réapproprie avec grâce l’énergie produite par ses prédateurs potentiels, qui en deviennent les alliés d’un trajet.
Et de conclure sur le changement de regard qu’autorise cette analogie pertinente concernant la place du skateur dans l’écosystème urbain :
Faut-il militer pour la réinsertion de cette espèce dans un milieu urbain adapté ? La question mérité d’être posée, d’autant qu’elle nous permet d’interroger sous un angle original l’organisation de l’écosystème routier de nos villes ainsi que la domination de la voiture, reine de la jungle décidément peu partageuse de son espace vital.
Je n’aurais pas su mieux dire. Outre sa poésie, cette métaphore résonne avec celle de la « ville-aquarium », brièvement abordée ici pour évoquer la « ville liquide ». On repense ainsi aux superbes illustrations bruxelloises des Baleines publiques, où le poisson-pilote aurait toute sa place, aux côtés des poisson-chats et autres requins des bas-fonds.
Mais si je vous en parle, c’est aussi pour apporter ma pierre à l’édifice. Les amateurs le savent sûrement, mais un poisson-pilote est aussi une expression du jargon cycliste désignant le coureur accompagnant le sprinter d’une équipe dans les derniers mètres d’une course :
Dans le dernier kilomètre, le sprinteur est emmené par ses coéquipiers, parfois jusqu’à cinq à six coureurs qui se placent en tête du peloton (on parle alors de train) et produisent leur effort puis s’écartent les uns après les autres jusqu’au dernier : le poisson-pilote. L’objectif de ce train ou de ce poisson-pilote est d’amener le sprinteur dans les meilleurs dispositions pour disputer le sprint en lui servant de rampe de lancement. À environ 300 mètres de l’arrivée, le poisson pilote s’écarte et le sprinteur se met en danseuse pour aller le plus vite possible.
Ce coureur est donc une ressource plus que précieuse pour le sprinter, qui forme avec lui un duo particulièrement fusionnel – quitte à tomber dans l’illégalité pour aider son coureur…
Son rôle est donc précisément l’inverse du poisson-pilote proposé par Julien Gaffiot. Là où la version océanique se nichait dans le sillage des « coureurs » les plus puissants (car les plus imposants), son pendant cycliste se place au contraire aux avant-postes, en éclaireur. Dès lors, l’analogie du poisson-pilote permet de reconsidérer un peu plus le rôle du skateur (mais aussi du piéton pressé et du cycliste, bien évidemment) dans l’écosystème des mobilités.
Ainsi, les modes doux et rapides, qui slaloment entre les « concurrents » (automobiles, scooters, ou mode plus lents tels que les piétons), ouvrent la voie aux autres modes plus « performants », en particulier en termes de pratiques innovantes et de « défrichages » d’espaces publics (en soulignant leur potentiel « mobile », dans le cas du skate). C’est en tous cas le changement de regard que je propose avec cette métaphore, et que j’avais déjà expliqué (avec d’autres mots) lors d’une conférence carolorégienne sur le skateboard, justement (cf. « Que peut à la ville le skate apporter ? »). Ainsi, considérer le skate, le vélo ou la marche « sous endorphines » comme des poisson-pilotes des modes alentours, permettrait de revaloriser leur rôle moteur de ces modes dans l’émergence de nouvelles pratiques d’appropriations des espaces susceptibles d’être « mobilisés »… Et de poisson fragile, l’homo mobilis sportivus gagne ainsi ses gallons un fier leader de la ville en mouvement.
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NB : Le poisson-pilote version cycliste vient ainsi s’ajouter à la liste des analogies sportives propices à décrire les chorégraphies de mobilités les plus corporelles, après le foot, le foot US, la corrida traités sur ce blog, ou celle du skieur proposée Benoit Beroud (en commentaire du billet suivant : Le « mouvement » ou les chorégraphies du piéton agile). To be continued !
Merci Philippe pour cette nouvelle métaphore. Je me permets d’y apporter également ma contribution.
L’être humain sportif, ou non, adapte son comportement de mobilité par rapport à des flux plus ou moins rapides :
– D’êtres animés. Hommes et chiens interagissent sur l’espace public comme le poisson pilote dans son milieu marin.
– Des végétaux. L’humain s’appuie sur un arbre pour repartir plus facilement lors d’une balade en forêt.
– De l’élément eau. L’eau influence la trajectoire du nageur ou du marin.
– De l’élément air. Le vent influence la trajectoire du marin à voile ou du parapentiste.
– De l’élément terre. La tectonique des plaques nous imposent notre environnement terrestre plus ou moins vallonné avec lequel nous gardons toujours contact avec … nos pieds de bipèdes.
Dans les faits, le sportif n’est plus ni moins en situation de mobilité pour un motif loisir dans une aire de déplacement appelée aire de jeu. Le milieu urbain est une aire de jeu dont raffolent skaters, les rollers ou les free runners. Dans la vidéo, le skateur fait preuve d’une très grande dextérité, qui plus est caméra à la main. Son ressenti et son vécu pendant son déplacement doivent être sacrément intenses. Le déplacement de son corps et de son être génère une ludification intérieure, et contribue à la ludification de ceux qui l’admire de visu ou en regardant cette vidéo en stationnement assis devant un ordinateur.
Sans que cela soit aussi spectaculaire, marcher ou pédaler quotidiennement est également une source créatrice de ludification intérieure. Ce qui rapproche le piéton et cycliste urbain des sportifs urbains, ils tous des modes actifs. Je préfère les termes anglophones qui sont plus explicites : self « driven modes » ou « human-powered ». Ils se meuvent corps et âme sans autre moteur que leur propre cœur dans un espace-moment (et non pas un espace temps).
Dans le cadre d’une planification urbaine des mobilités, force est de constater que ces comportements sportifs en milieu urbain peuvent être considérés comme dangereux et irrespectueux pour d’autres usagers de la voirie tels les personnes en situation de handicap (mal-voyants, personnes âgées, mère avec des enfants en bas-âge).
L’espace public est un lieu de rencontres et d’échanges sources de conflits potentiels. A chacun de s’y faire plaisir en essayant de laisser aux autres le plaisir de s’y trouver et de s’y déplacer. Partageons cet espace :-)
Benoit Beroud
Consultant en mobilité durable – MOBIPED
http://www.mobiped.com
En complément, j’ai découvert un nouveau terme : phorésie. Il exprime un type d’interaction entre deux organismes, notamment en situation de mobilité.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Phor%C3%A9sie
Benoit Beroud
Consultant en mobilité durable – MOBIPED
http://www.mobiped.com