Quand on parle de “Grand Paris”, que ce soit pour évoquer les futures lignes de métro en périphérie de la capitale, la strate administrative nouvelle que représente la Métropole du même nom ou simplement l’agglomération formée par Paris et ses banlieues, il n’est encore pas rare de déclencher haussements de sourcils et moues sceptiques. Dix ans après la réactivation1 du concept dans l’espace public, il reste de bon ton de dire que “le Grand Paris, ça ne veut rien dire pour les gens”.
Le lieu commun veut que le terme “Grand Paris” ne soit compris que dans les sphères politiques et des techniciens de la ville, mais qu’il soit vide de sens et de représentations pour la plupart des habitants de la métropole. Et qu’il y a nécessité à donner du contenu – notamment culturel – à ce concept éthéré. Dans une récente interview au Parisien2, le publicitaire Rémi Babinet estimait ainsi qu’un “imaginaire du Grand Paris” était encore à concevoir.
“En écho au Métropolitain, créé au XIXe siècle, le Grand Paris Express va désenclaver de nombreux territoires et donner aux habitants le sentiment de partager un territoire unique. Il va falloir que ces derniers créent progressivement un nouvel imaginaire, à la dimension de ce nouveau Paris pour que ce territoire prenne vie.”
Une supplique que le cofondateur de l’agence BETC formulait déjà en 2015 chez Enlarge Your Paris, et que Vianney Delourme, l’un des fondateurs de ce média qui entend promouvoir la vie culturelle outre-périphérique, reprenait peu ou prou dans l’interview qu’il donnait à pop-up urbain la même année. Ce serait donc pour commencer à pallier ce “déficit d’imaginaire” qu’Enlarge Your Paris et BETC se sont associés pour publier, il y a quelques semaines, un “Guide des Grands Parisiens” qui raconte à sa manière la métropole.
Carte mentale des alentours de la future gare de Villejuif Louis Aragon3
Une première pierre à l’édification mentale du Grand Paris ? Ou bien le dernier avatar – et l’un des plus aboutis – d’un imaginaire déjà bien fertile ? Car depuis une décennie, le concept de “Grand Paris” a eu le temps d’infuser et d’inspirer des représentations variées. Il nous semble ainsi que, loin de souffrir d’un “déficit d’imaginaire”, la métropole est au contraire en pleine ébullition et que l’appropriation culturelle du Grand Paris bat son plein. Et ça n’a pas commencé hier…
La BD et la presse en précurseurs
De manière assez naturelle, la littérature spéculative – et plus particulièrement la bande-dessinée4 – a été la première à s’emparer de l’imaginaire métropolitain.
Drive-by en Uber volant
En l’occurrence, c’est la série de BD “Masqué”, de Serge Lehman et Stéphane Créty, qui nous semble avoir été la première oeuvre à se projeter à part entière dans le Grand Paris. Ses quatre tomes ont été publiés entre 2012 et 2013 et s’attachent à raconter une (très bonne) histoire de super-héros dans “Paris Métropole”. Et, bien plus que ses personnages en collants et en loups, c’est bien cette capitale qui aurait débordé de longue date du périphérique qui est la véritable héroïne de cette série. Au printemps 2012, Serge Lehman confiait ainsi au magazine Megalopolis :
“J’avais envie de faire un super-héros contemporain à Paris, mais je n’avais pas trouvé de solution avec le Paris intra-muros qu’on connaît. C’est le résultat du concours d’architecture autour du Grand Paris qui a déclenché l’écriture de Masqué. D’un seul coup je me suis dit : Mais t’imagines, tu prends le métro là et tu émerges au milieu du plateau de Saclay à côté du cyclotron… Là, il y a un espace extraordinaire qui s’ouvre et on peut rêver à nouveau.”
Et encore :
“Les proto-super-héros français […] sont tous nés suite à l’élargissement de Paris par Haussmann. Ce n’est pas un hasard ! D’un seul coup, la ville, au lieu d’être un terrain très délimité, connu, bâti et sans mystères, réintègre des espaces sauvages… C’est ce qui s’est passé avec Haussmann, on espère qu’il va se passer la même chose avec l’élargissement du Grand Paris. […] Cette entrée d’un nouvel inconnu dans la ville devrait favoriser l’émergence d’une nouvelle mythologie. On essaie de mettre en route le processus.”
La puissance du port du Havre
Après “Masqué”, une autre bande-dessinée spéculative a fait la part belle au Grand Paris : “Revoir Paris”, de Benoît Peeters et François Schuiten, dont les deux tomes sont parus en 2014 et 2016. Accompagnée d’une exposition à la Cité de l’architecture, la BD des auteurs de la célèbre série des “Cités Obscures” est une réflexion onirique sur le devenir de la capitale, ses formes urbaines possibles, les concepts de ville-musée et… de dépassement des frontières traditionnelles de Paris. Fin 2014, les auteurs répondaient à Bodoï :
“Le projet du Grand Paris n’a pas pour l’instant d’incarnation très exaltante, il se concentre sur l’idée d’un métro à grande vitesse. Alors qu’il y a là l’occasion d’essayer de penser le développement de la ville. […] Nous espérons que l’exposition, peut-être encore plus que l’album, sera un point de départ de débats, de discussions, de contre-hypothèses. Nous voudrions interpeller un peu ceux qui estiment que l’on ne peut plus rien faire, que la barrière entre les vingt arrondissements et les banlieues est immuable, que le tabou de la verticalité va se maintenir et, qu’au fond, Paris doit s’aménager.”
Ce panda ne s’est toujours pas remis de la disparition de Megalopolis
L’autre medium à s’être rapidement approprié le concept de “Grand Paris”, c’est la presse, toute à son souci de coller à l’air du temps. On a cité feu Megalopolis5 qui a voulu, de 2010 à 2013, être “le magazine du très grand Paris” à travers une ligne éditoriale dictée par l’abolition du clivage Paris-banlieues. Mais c’est aussi l’apparition de rubriques dédiées dans la presse généraliste6. Le gratuit 20 Minutes a ainsi adopté la dénomination “Grand Paris” pour désigner son édition locale francilienne dès septembre 2013. Le Journal du Dimanche dispose, lui, d’une rubrique “Grand Paris” depuis mars 2017 tandis que le Parisien propose depuis quelques semaines une page hebdomadaire avec ce même intitulé. Autant d’adjuvants à l’appropriation de l’idée métropolitaine par le grand public…
De la collection Blanche de Gallimard aux facéties de Twitter
A la suite de ces précurseurs, il nous semble que le mouvement s’est grandement accéléré ces deux dernières années. On est ainsi frappé de voir les références au “Grand Paris” se multiplier et, surtout, ses domaines d’expression devenir toujours plus variés. Voire franchement inattendus. La meilleure illustration en a été donnée au premier trimestre 2017, où l’on a vu à la fois paraître “Le Grand Paris” d’Aurélien Bellanger, roman publié dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard, et le clip “Grand Paris” du rappeur Médine, auquel on a déjà consacré un billet énamouré7. Deux contributions littéraires aux styles et aux publics supposés assez éloignés, mais qui chacune donne chair à l’idée de Grand Paris.
Voici le nouvel uniforme de la Société du Grand Paris
Ce ne sont d’ailleurs pas les seules oeuvres textuelles sur le sujet : citons, dans des styles là encore variés, le feuilleton littéraire en ligne de Frédéric Ciriez et Bruno Collet “Les Mystères du Grand Paris”, les mémoires d’un des acteurs principaux du projet, le conseiller Pascal Auzannet, intitulées “Les Secrets du Grand Paris” ou encore “Très Grand Paris”, un polar qui vient de paraître à l’issue d’une résidence littéraire au 6B à Saint-Denis.
La dernière écriture imaginaire du Grand Paris à nous avoir marqué n’a même pas eu besoin de maison d’édition pour prendre corps. Il a fallu qu’un utilisateur de Twitter poste un plan de la future ligne 16 du Grand Paris Express (qui traverse la Seine-Saint-Denis) légendé “wallah c destination final” (en référence à la série de films d’horreur du même nom) pour que se lance un concours spontané de vannes du même registre sur le réseau social.
https://twitter.com/guvtonEnVelib/status/975040096872357888
https://twitter.com/JeyKujo/status/975029330349838336
Avant vs après avoir pris la ligne 16 pic.twitter.com/hpXxrJs1nR
— Detective Chanya (@_chanya_) March 22, 2018
La ligne 16 #Ligne16 pic.twitter.com/GVvX3vd0R3
— freiop lopino (@dorian4me) March 21, 2018
Ptdr ceux qui vont prendre la ligne 16 ils savent qu'ils vont jamais revenir ils vont être comme ça pic.twitter.com/mRhSTfq6DZ
— Issou (@Val_Trn) March 20, 2018
Des milliers de messages, parfois d’un goût douteux, la presse qui s’en fait l’écho, les élus locaux qui s’indignent de ce déferlement de clichés sur les quartiers populaires et répondent par un tweett – forcément – moins drôle… Toutes les étapes classiques de la polémique-née-sur-les-réseaux-sociaux, comme il en émerge trois par jour, sont cochées. On pourrait se contenter de hausser des épaules, mais il nous semble que toute cette histoire mérite une petite analyse. D’abord de ce qu’elle dit de l’intériorisation, voire de la réappropriation, des stigmates8 attachés aux quartiers populaires : les premières blagues formulées sur la ligne 16 (et les meilleures à notre sens) viennent d’internautes manifestement issus de ces mêmes quartiers populaires qu’ils moquent.9
Mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, parce qu’elle a fait entrer dans l’imaginaire de toute une population un projet de transport qui pouvait paraître jusque là nébuleux. Ne sous-estimons pas, d’ailleurs, la portée pédagogique de cette pitrerie numérique : on a vu nombre de messages s’interroger sur l’existence réelle de ce projet de ligne 16, des internautes n’en ayant apparemment jamais entendu parler. Auprès de certains, les blagues sur Twitter auront donc été plus efficaces que les dépliants édités par la Société du Grand Paris. Et que la pop-culture ait pu servir de support à tout cela, via les multiples détournements d’anime japonais ou de films d’action utilisés pour moquer la ligne, ne peut que nous enchanter.
Et des parquets de Levallois au comptoir du Café du Grand Paris
De fait, on trouve désormais du “Grand Paris” et de la “métropole” un peu partout. Trois derniers exemples pour s’en convaincre. D’abord sur l’écusson d’un club de basket : après le retrait des subventions en provenance de la capitale, le Paris Levallois a officiellement changé de nom à l’été 2017 pour devenir les Levallois Metropolitans. Et son directeur général, le sulfureux Jean-Pierre Aubry, d’appuyer cette nouvelle dénomination sur l’évolution institutionnelle du territoire :
“La marque Levallois Metropolitans incarne à la fois notre volonté et notre ambition de nous recentrer sur nos bases tout en nous ouvrant à la Métropole du Grand Paris et au Territoire Paris Ouest La Défense”
Qu’en serait-il des clubs de rugby et de basket du Racing 92 et de Nanterre 92 si le département des Hauts-de-Seine venait à disparaître dans la réforme territoriale du Grand Paris ? Le Racing du Grand Paris ? Les Nanterre Defenders – pour rappeler le quartier d’affaires tout proche ?
On n’a rien contre les abeilles, mais on préfère vraiment ce logo alternatif !
Notre deuxième exemple vient aussi de Levallois-Perret, où deux compères ont fondé en 2011 la “Brasserie du Grand Paris”. Désormais installés à Saint-Denis, les brasseurs sortent de leurs cuves différentes variétés de boissons houblonnées, dont certaines portent des noms tout à fait évocateurs de la métropole. On appréciera ainsi la “Grand Pari” et « L’Express”, dont les noms semblent se répondre, avec leurs étiquettes qui figurent la tour Pleyel et le stade de France.
La MGP, un nouvel échelon qui fait d’houblon ?
Enfin, pourquoi ne pas déguster ces mousses au comptoir du Café du Grand Paris ? C’est le nom d’un bistrot qui a ouvert l’été dernier à Aulnay-sous-Bois, à quelques encablures d’une future station de la ligne 16. Et même si les pelleteuses en sont encore à creuser ce qui sera la gare, le café a pris les devants et affiche déjà fièrement le Grand Paris à son fronton. Et, au passage, donne un sacré coup de vieux à l’Ile-de-France, ainsi que s’appelle un rade installé au bord de la D7 à Villejuif.
Terrasse avec vue sur la métropole
On le voit, l’appropriation des termes “Grand Paris” et “Métropole” est en plein foisonnement. Mais on aimerait souligner, en guise de conclusion, que l’imaginaire du Grand Paris n’a pas attendu que ces termes soient remis au goût du jour et préexiste à ces concepts. Quand, à l’été 2013, le Forum des Images organise un cycle sur l’“Imaginaire du Grand Paris”, ce sont des films parfois vieux de plusieurs décennies qui sont projetés, de “La Belle Equipe” de Julien Duvivier (1936) à “Playtime” de Jacques Tati (1971). Les programmateurs écrivent :
“Le Grand Paris n’est pas un songe d’architecte ou d’urbaniste. Il existe déjà. Il est formé de villes et de quartiers qui constituent un ensemble hétérogène et vivant. Que nous en montrent les films ? […] Le cinéma a trouvé dans la banlieue une source inépuisable d’images. Visions nostalgiques ou sombres, banlieue plaisir ou banlieue de l’enfermement, longtemps les films ont oscillé entre des représentations extrêmes de territoires indéfinis. Aujourd’hui, d’autres regards apparaissent, plus contrastés, plus inattendus, loin des images de violence souvent attachées à la banlieue. […] La banlieue devient lieu de modernité et de renouvellement d’images et de fictions. Un nouvel imaginaire est-il en train de naître ?”
On pourrait faire le même constat dans le domaine de la photo, avec par exemple les séries “Alphaville” de Rémy Soubanère, “Souvenirs d’un futur” de Laurent Kronental ou “Tous les jours dimanche” de Manolo Mylonas, qui racontent chacune une métropole qui existe déjà. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il faille construire un imaginaire du Grand Paris que de prendre conscience de son existence. Et de réussir à s’appuyer sur ces différents récits pour construire la métropole ouverte, solidaire et apaisée dont les Franciliens ont besoin.
- On retrouve l’idée d’un “Grand Paris” dès le Second Empire, sous la plume de Napoléon III et du baron Haussmann. Alors même que les limites de la capitale sont étendues, au 1er janvier 1860, jusqu’aux fortifications de Thiers, l’idée d’un dépassement des frontières de Paris est déjà en germe. Le concept est notamment repris dans les années 1930 par les sénateurs-maires de Boulogne et de Surenses André Morizet et Henri Sellier, qui plaident, déjà, pour une gouvernance destinée à assurer un développement harmonieux de la métropole. [↩]
- édition du 1er mars 2018, non disponible en ligne [↩]
- source : expo « Les Passagers du Grand Paris Express » au MAC/VAL [↩]
- Ce qui, à notre sens, est loin d’être un hasard tant le neuvième art est le medium idéal pour traiter de ce sujet. D’abord parce qu’il entretient une relation particulière à l’architecture et l’urbanisme, la BD étant elle-même le produit d’un aménagement de l’espace. Ensuite parce que la forme dessinée offre une grande liberté pour définir de nouveaux imaginaires, élaborer des représentations inédites à même de servir un propos spéculatif ou prospectif. [↩]
- Dont votre serviteur est un des cofondateurs. [↩]
- Et de titres spécialisés dans la presse professionnelle, du Journal du Grand Paris à Objectif Grand Paris [↩]
- Pour voir l’auteur de ces lignes en parler sur France Info, c’est par ici. Et si vous voulez voir l’équivalent camerounais du clip, c’est par (Doua)là. [↩]
- comme définis par le sociologue Erving Goffmann. [↩]
- Un phénomène similaire à l’utilisation du terme nigger comme mode d’autodésignation par une partie de la communauté afro-américaine. [↩]