S’il fallait choisir un terme pour illustrer la pensée urbaine dominante depuis quelques années, ce serait sûrement celui de « réenchantement ». « Réenchanter la ville » semble être devenu la vocation de tous, de l’urbaniste à l’architecte (« L’architecte a une mission de réenchantement« , selon Christian de Portzamparc) en passant par le promoteur immobilier, le média généraliste ou spécialisé (ici, ici, là, là, là), et même l’industrie automobile (« Réenchanter l’industrie par l’innovation« ). L’utilisation du terme, croissante depuis le milieu des années 2000 (on prendra pour témoin le bien-nommé « Réenchanter la ville« , publié par Jean Hurstel en 2006), semble avoir atteint son apex l’an passé avec l’exposition « Réenchanter le monde« , à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Un sorte de sacre pour ce terme protéiforme, utilisé à toutes les sauces et donc à plus ou moins bon escient, et qui témoigne d’une certaine idéologie urbaine largement popularisée : il faut aujourd’hui réinventer l’existant, faute de pouvoir se projeter dans un futur trop ambitieux.
N’allez pas croire que cette litanie d’exemple est une manière pour nous de nous dédouaner, au contraire : nous usons – et abusons parfois ! – de cette notion de « réenchantement » dans nos colonnes, précisément pour défendre cette idée-maîtresse (déjà en 2009, à l’époque chez Chronos : « Ludifier la ville, réenchanter l’urbain »). La réinvention de l’existant, entre autres à travers son « réenchantement », est effectivement l’un de nos grands chevaux de bataille. Seulement, la prolifération de ce petit mot a fini par le vider en partie de son sens, au point qu’il nous semblait intéressant d’en proposer une rapide mise à jour. A vrai dire, ce billet est surtout un prétexte pour caler une vidéo aussi réjouissante qu’elle est kitsch, mais vous vous en rendrez compte un peu plus loin…
Extrait de la présentation « Les urbanistes cherchent-ils à vendre du rêve ? » donnée par Deux Degrés à Sciences-Po Paris
Commençons donc par remettre les choses à plat. En quoi consiste précisément le réenchantement de la ville ? Si les définitions sont nombreuses et quelque peu variables, toutes convergent donc autour d’une même notion : en injectant dans l’espace urbain certains éléments ‘inattendus’ (dispositifs artistiques et culturels, notamment), la ville se pare d’une couche ‘imaginaire’ dans le regard des habitants, de manière à reconstruire une certaine ‘connivence’ entre l’espace public et le citadin. L’idée principale serait donc de « revitaliser » l’espace urbain (autre terme en vogue, qui partage d’ailleurs une certaine proximité sémantique avec le réenchantement), dans une perspective plus poétique que fonctionnelle… Cette ébauche de définition, suffisamment floue pour qu’on y cale tous les articles et documents évoqués ci-dessus, permet de poser les bases du sujet.
Sauf qu’à bien y regarder, on peut se demander dans quelle mesure les exemples de réenchantements urbains qui défilent dans notre veille se veulent véritablement enchanteurs. Trop souvent, les initiatives en question se résument à un enrobage communicationnel destiné à rendre plus attractif un projet urbain somme toute assez lambda, sans réelle ambition poétique derrière (ni politique, d’ailleurs). Des cache-misères, en quelque sorte… Le réenchantement ne mérite-t-il pas un peu plus d’ambition ? L’agence Deux Degrés s’en était d’ailleurs amusée lors d’une conférence donnée à Sciences-Po Paris en avril 2013 (et à laquelle nous étions conviés). Leur présentation, dans laquelle nous avons pioché l’iconographie de ce billet, débutait en effet sur l’autopsie d’un énième article promouvant le réenchantement des berges agenaises :
« Le terme «enchantement» ne s’emploie pas à la légère. Et quand on découvre cet article, on se dit qu’avant, la Garonne à Agen ça devait être pourri, mais que ça va devenir féerique ! Ceci-dit, si on regarde en détail l’image qui est sensée illustrer l’enchantement… On se dit c’est mignon mais un peu plat. Ça cherche à travailler sur le versant cucul de notre imaginaire, sans avoir une grande capacité à faire rêver (ce que l’on appelle un « potentiel onirique »). Parce que lorsque l’on s’attarde sur les personnages, on se rend compte que le gamin sort d’une banque d’images du XIXe siècle et qu’on a déjà vu ces seniors dynamiques et amoureux dans une pub viagra. Bref, c’est joli, c’est mignon, mais pas enchanteur. Si vous voulez nous vendre de l’enchantement, la moindre des choses aurait été de nous rajouter un mage et des dragons ! »
Au-delà de son caractère caustique, la proposition de Deux Degrés avait le mérite de répondre assez efficacement au « cahier des charges » du réenchantement tel qu’on aimerait en voir plus souvent… En effet, créer de l’inattendu revient concrètement à injecter du fantastique dans le quotidien, littéralement de « l’extra-ordinaire ». Le fantastique, en littérature, ne se définit-il pas comme l’irruption d’éléments surnaturels dans un contexte réaliste ? Les images proposées par Deux Degrés s’inscrivent très concrètement dans cette définition, bien mieux que ne le feraient quelques croquis architecturaux aseptisés. Cette notion, pourtant fondamentale, semble en effet trop souvent oubliée par les apprentis-réenchanteurs de la ville : tout le sel du réenchantement repose sur le trouble qu’il génère, vis-à-vis d’un contexte familier qui se métamorphoserait plus ou moins subtilement.
Mais ne soyons pas trop rabat-joie : il existe évidemment de très nombreux exemples de réenchantements réussis, avec ou sans dragon. La liste est si longue que nous ne saurions même pas quels projets choisir pour illustrer notre « vision » du réenchantement. Alors, faute de vouloir se mouiller, nous vous proposons la vidéo suivante. Comme dit plus haut, ce billet est en réalité un vaste prétexte pour vous la proposer ! Découvert lors d’une veillée nocturne sur Gulli1, le générique du Dixième Royaume (2000) présente en effet tous les atours du réenchantement… pris au pied de la lettre. On y découvre Manhattan se transformer avec pertes et fracas en terre fantastique peuplée de fées, de géants, et des indispensables châteaux blancs. Au final, pas de folle originalité dans cette séquence, mais une transformation rondement menée de la ville et de ses formes familières.
La notion de « monde parallèle », chère au genre fantastique et donc fondamentale dans la construction d’un imaginaire urbain « réenchanté », est ici présentée de manière efficace – quoiqu’un peu trop littérale. L’iconographie officielle reprend d’ailleurs ce parallélisme entre New York et le royaume féerique où se déroule l’histoire. Si bien qu’après visionnage, peut-être regarderez-vous différemment les façades qui vous entourent ? Si tel est le cas, alors ce générique aura réussi ce que tant d’architectes et de promoteurs ont raté : proposer une version véritablement enchanteresse de l’espace urbain…
- ce qui, chez pop-up urbain, peut aisément être considéré comme de la « veille stratégique »… [↩]