Les jeux vidéo seraient-ils les nouveaux fossoyeurs du rêve américain ?
Dit autrement : et si les jeux vidéo, notamment américains, reprenaient enfin le flambeau des contre-utopies urbaines (ou « dystopies », en français vaniteux) ?
Depuis toujours, les artistes sont au premier rang lorsqu’il s’agit de critiquer les modèles urbains dominants et/ou socialement symboliques (tels que Las Vegas). New York, Tokyo, Los Angeles ou Shanghai ont ainsi toutes été décrites sous le regard parfois sévère d’écrivains, de peintres, de mangaka ou de cinéastes. C’est maintenant au tour des jeux vidéo de rentrer dans la danse, preuve de leur accession progressive à ce statut de « noble art ».
Le rêve américain et ses diverses traductions urbaines en ayant (logiquement) souvent pris pour leur grade dans ce domaine, on retrouve sans surprise quelques têtes connues parmi les villes concernées par ces nouvelles dystopies vidéoludiques.
Las Vegas sert ainsi de décor aux dernières aventures de la série post-apocalyptique Fallout, sobrement intitulées Fallout : New Vegas. Paradoxalement, la cité du vice apparait ici être un oasis de civilisation perdu au milieu d’un désert post-apocalyptique. How ironic.
N’étant pas franchement familier de la série1, je ne pourrais vous en dire beaucoup plus, et vous renvoie donc à ce cher Google. Ou bien, si l’envie vous prend, vous pouvez faire partager votre amour pour ce jeu dans les commentaires, que je remonterai volontiers dans le corps de ce texte !
Le trailer et les quelques artworks présentés ci-dessus sont en tous cas suffisamment expressifs : il est fini, le temps des clichés urbains des années 80-90, où les jeux vidéo ne proposaient qu’une vision caricaturale des principaux modèles de ville (cf. l’excellent cahier Légendes urbaines, aux éditions Pix’N’Love). En participant à leur manière à renouveler la production de contre-utopies originales et de qualité, les jeux vidéo assument pleinement leur rôle d’art critique. Et c’est tant mieux.
L’accent vintage du trailer de Fallout : New Vegas évoque un autre jeu, sorti lui en 2007 (sa suite est sortie fin 2009), dont je souhaitais vous parler depuis longtemps : Bioshock, et sa majestueuse cité sous-marine Rapture (voire aussi là), véritable personnage à part entière du scénario.
Comme l’explique le discours de son fondateur fictif, la ville de Rapture s’envisage comme « zone-franche » à l’écart du gouvernement, de la religion, de l’éthique.
« Mon nom est Andrew Ryan. Permettez-moi de vous poser une simple question : Ce qu’un homme obtient par le travail à la sueur de son front… Cela ne lui revient-il pas de droit ?
‘Non,’ répond l’homme de Washington. ‘Cela appartient aux pauvres.’ ‘Non,’ répond l’homme du Vatican. ‘Cela appartient à Dieu.’ ‘Non,’ dit à son tour l’homme de Moscou. ‘Cela appartient au peuple.’
Pour ma part, j’ai choisi d’ignorer ces réponses. J’ai choisi une voie différente. J’ai choisi l’impossible. J’ai choisi… Rapture.
Une cité où les artistes ne craindraient pas les foudres des censeurs. Où les scientifiques ne serait pas inhibés par une éthique aussi artificielle que vaine. Où les Grands ne seraient plus humiliés par les Petits.
Et, à la sueur de votre front, cette cité peut aussi devenir la vôtre. »
Un vrai paradis néo-libéral, dont le jeu permet de mesurer toute la folie – au sens propre comme au figuré.
La sortie récente de ces jeux n’est pas anodine. Ils confirment le souffle nouveau que peuvent injecter les jeux vidéo dans le paysage des utopies et contre-utopies. Il existe évidemment d’autres dystopies vidéoludiques remarquables. Si vous en avez en tête, n’hésitez pas à les partager en commentaire !
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PS : Pour d’autres paysages urbains originaux dans les jeux vidéo, n’hésitez pas à jeter un oeil à la page Ludotopies, que je m’efforce de densifier de temps en temps.
Par ailleurs, tous les billets « jeux vidéo » de pop-up urbain sont recensés dans le Bestiaire. Au menu : des jeux de voitures (Split/Second, Trackmania, Forza 3…), des RPG et des Pokémon !
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EDIT du 16 juillet : la re-publication de ce billet sur Owni a suscité une intéressante discussion étymologique qu’il me semble pertinent de rediffuser ici. Un grand merci @Jean-No et @Enro pour leurs commentaires instructifs à découvrir ci-dessous.
- J’ai toujours eu du mal avec les backgrounds post-nucléaire ; la faute à mes origines balkaniques, peut-être ? ^^ [↩]
[Article original publié sur Owni]
J’ai un problème avec votre utilisation des termes “dystopie” et “contre-utopie”, et Wikipédia me l’a confirmé : “Il apparaît abusif de qualifier de contre-utopie toute création visant à décrire un avenir terrifiant”. D’abord parce que la contre-utopie est “la description d’un monde rendu effrayant par la réalisation raisonnée et consciente d’un projet politique” (et non pas simplement post-apocalyptique), et ensuite parce que ces lieux sont imaginaires (revenons à l’étymologie d’utopie : ou-topos, le lieu qui n’est pas…) — ce qui est seulement le cas de Rapture ici…
[Article original publié sur Owni]
Je comprends votre point de vue, et je pense qu’il a sa légitimité. Toutefois, parce que je suis bien obligé de défendre mon texte :-), je tiens à préciser que ce n’est pas l’aspect post-apocalyptique qui m’amène à qualifier ces univers de “dystopies”.
Rapture correspond ainsi parfaitement à la définition que vous donnez d’une contre-utopie : “la description d’un monde rendu effrayant par la réalisation raisonnée et consciente d’un projet politique” (ici, la zone franche libérale).
C’est certes moins évident dans le cas de New Vegas. Mais le terme prend selon moi tout son sens si l’on considère qu’un monde dans lequel une ville telle que New Vegas joue le rôle d’oasis de paix est un monde nécessairement dégénéré, un monde “rendu effrayant par la réalisation IRraisonnée et INconsciente d’un projet Apolitique”.
C’est davantage le décalage ironique entre Las Vegas (oasis de vice) et New Vegas (oasis de paix) qui me semble justifier l’usage du terme.
De plus, New Vegas n’est pas un lieu existant, jusqu’à preuve du contraire ;-)
[Article original publié sur Owni]
Je m’immisce : selon la littérature classique en SF, la dystopie, c’est un cas particulier de l’utopie, c’est une utopie négative. Une utopie c’est un système parfait (c’est à dire tellement bien qu’il n’y a rien à changer) et une dystopie c’est un système tout aussi parfait, sauf qu’il opprime le peuple. Certaines idéologies du XXe siècle ont prouvé que l’utopie réalisée n’était pas forcément loin de la dystopie d’ailleurs.
Il est intéressant de constater que la littérature dystopique à grand succès est généralement produite par des auteurs qui ne sont pas spécialisés dans la Science-Fiction : Orwell, Huxley, Atwood, London, Zamiatine, Forster, Boye, Levin… (il y a des exceptions, comme Bradbury – qui n’est pas l’auteur de SF le plus typique).
J’y vois un indice de ce que la science-fiction est le contraire de l’utopie, de la contre utopie, de l’anti utopie ou autres dystopies (ça se bagarre sur les termes, je n’oserais pas tenter de distinguer les uns des autres), car la science-fiction parle des possibles tandis que les uto/dysto-pies parlent d’un monde sans futur, fait pour continuer de manière inchangée pendant un temps infini (heureusement on nous épargne souvent ça à la fin du récit, avec une lueur d’espoir, voire une destruction totale du système. Il existe toute une littérature nommée “post catastrophe” ou “post apocalypse” qui commence justement là où se termine l’utopie : tabula rasa, tout est à reconstruire, chacun n’a plus que l’obsession de survivre et on revient aux vraies valeurs : quand les humains ne sont plus que des serpents et des loups, les valeurs positives (amitié, amour, compassion) prennent un vrai sens… J’ai l’impression que les jeux que vous décrivez correspondent plus au registre post-apocalyptique qu’au registre dystopique.
[Article original publié sur Owni]
Merci pour votre commentaire, mais je ferai la même réponse qu’à Enro : je peux comprendre que l’on juge l’usage du terme un peu galvaudé, mais compte-tenu du flou qui entoure chaque définition (vous le dites vous mêmes !), je souhaite le défendre :-)
Je suis moins d’accord par contre avec votre conclusion, du moins pour Rapture/Bioshock, qui ne me semble pas post-apocalyptique (quoique, là encore, ça se discute).
En outre, je pense qu’il est préférable de distinguer les utopies/contre-utopies de la littérature de science-fiction, qui n’est à mon avis qu’un fragment de ce vaste genre qu’est l’utopie.
[Article original publié sur Owni]
Ce que je trouve intéressant dans votre post, c’est l’idée que le jeu puisse être porteur d’une critique sociale (ce que fait déjà Tetris, d’après certains), et que cela lui permettrait d’accéder au rang d’art. Beaucoup vous diraient que l’art existe justement quand il n’y a plus de message / de responsabilité / d’utilité, et je ne suis pas d’accord, mais je ne suis pas d’accord avec vous non plus – ma définition de l’art étant assez extensive, et que chaque nouvel objet culturel et créatif que l’on inventera et qui sera capable de provoquer une émotion, notamment esthétique, relèvera de l’art. C’est, pour moi, le cas du jeu vidéo depuis Pong.
[Article original publié sur Owni]
Je vois ce que vous voulez dire.. Je pense là aussi m’être un peu mal exprimé. Disons que par “accéder progressivement à ce statut de noble art”, je voulais dire “enfin reconnus comme tels”.
Je partage votre vision de l’art, et donc du jeu comme art. Mais tout le monde n’est pas dans notre cas, et je crois qu’il faut ce genre de productions pour “prouver” à certains (artistes récalcitrants ou même urbanistes et architectes, dans le domaine qui nous concerne ici) que le jeu peut être légitime dans ce rôle de 10e art.
Article intéressant, même si j’ai pu tiquer sur certains points, notamment la dimension néo-libérale de rapture. Quelques points de précision étymologique de science politique, en fait, il s’agit de :
1. la théorie philosophique de l’objectivisme, théorie développée par Ayn Rand, dont le roman « Atlas Struggle » a fortement inspiré Ken Levine.
2. De l’idéologie libertarienne US et canadienne des années 1970, notamment inspirée par Ayn Rand
3. La référence aux années 30 – 40 se fait par l’architecture à la rockefeller center, et renvoie au capitalisme industriel et non au néo-libéralisme (ce qui serait un anachronisme).
D’autre part, le fossoyeur du rêve américain est plus visible dans GTA 4 qui est explicitement un pastiche d’un new york post 11 septembre -voir les interview des frères Houser).
Sur l’utopie, le terme initialement est à prendre dans sa dimension politique (cf. Hobbes), par opposition à un système politique (plus qu’une idéologie d’ailleurs). C’est très sociopolitiquement situé.
Or la tendance des études se revendiquant postmodernistes, est de se centrer sur l’architecture, l’esthétique et de politiser ce qui n’est pas politique, de désocialiser les discours pour les encapsuler dans des grands schèmes narratifs (capitalisme trans-nationl à la jameson, néo-libéralisme et post-fordisme, fin de l’histoire, décentration du sujet, blablabla), de se concentrer sur l’artefact et d’oublier qu’il y a des hommes derrière :p
C’est d’ailleurs toute la difficulté de l’étude des jeux vidéo, cette séparation entre la représentation et l’action (cf. Frasca dès 1999), le design et le gameplay. D’où parfois le paradoxe d’un contexte en apparence politique, et d’une réalité apolitique dans l’action.
Quant à la dimension art et « critique sociale », pas besoin de lier l’un et l’autre pour que le JV en soi. D’ailleurs, le débat du JV comme art est un puits sans fond, et pose la question du système de classement (Bourdieu ou Peterson), de production et de sélection culturelle traditionnelle (cf. Raymond Williams)!
J’aurais bien aimé trouver les ressources pour formuler une réponse consistante, mais… j’abandonne :)
N’ayant pas les connaissances suffisantes pour présenter des arguments intelligibles à ces questions quelque peu pointues (en tous cas, trop pour ma pauvre origine de géographe !), je préfère m’abstenir… et laisser à mes lecteurs le soin de prendre note de toutes les références citées, qui complètent habilement mon texte (et c’est justement l’objectif des commentaires !) ^^
Evidemment, chers lecteurs, n’hésitez pas à plonger dans les méandres de http://www.gameinsociety.com/ pour en savoir plus sur le jeu vidéo et les sciences sociales ;)
NB : je dois quand même faire un mea culpa, même s’il est déjà visible entre les lignes dans mes premières réponses.
Je ne suis pas satisfait de ce texte. Il me fait moi-même tiquer quant au manque de contenu global et de références « officielles ». Mais il prend son sens lorsqu’on le considère comme une « initiation » à l’urbanisme vidéoludique (comme quelques autres billets), principalement destiné à mes lecteurs moins férus du sujet. Ce qu’il était au départ, publié en plein mois de juillet ;)
Une fois diffusé sur Owni, le billet prend une autre envergure à laquelle, je le confesse, il ne peut pas prétendre.
En découlent les excellents commentaires ci-dessus… qui apportent peut-être davantage que le billet lui-même ! Merci donc à vous, chers commentateurs, et à Owni qui a permis à cette discussion d’être lancée :D
Et toutes mes excuses Olivier de ne pas pouvoir davantage rentrer dans le débat ;)
Bonjour,
De manière à enrichir le débat, sachez que « Nous autres » a récemment fait l’objet d’une adaptation en concept album (« The Glass Fortress ». Rémi Orts Project and Alan B. 2015).
à écouter sans délai!