Il faut bien se l’avouer, la domotique peut souvent paraître un peu chiante. Ouvrir et fermer ses volets à distance, ou mesurer sa consommation électrique pour économiser cinq euros, c’est sympa mais ça ne fait pas franchement rêver les foules. C’est peut-être, parmi d’autres, l’un des facteurs expliquant l’incapacité de la domotique à trouver son marché depuis trente ans maintenant… Et c’est peut-être ce qui justifie l’angle comique/grinçant mis en scène dans la dernière campagne Homelive, l’offre domotique d’Orange. Un spot ingénieux, qui dénote avec le plan-plan habituel de la domotique… On y découvre ainsi Eva et Fabien, couple de trentenaires assez lambda s’amusant à se faire des crasses à distance, grâce aux appareils connectés qui équipent leur domicile. Une relecture assez jouissive de La Guerre des Rose, qui pose toutefois un certain nombre de questions sur le plan sémiologique.
Frigo gadgeto-pirate
Si les crasses que s’envoie notre couple restent globalement assez potaches, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le sens caché d’une telle campagne. Certes, ce n’est qu’une publicité humoristique, mais comme chacun sait : l’humour n’est jamais vraiment neutre. De fait, le spot soulève inconsciemment l’une des problématiques majeures de la domotique, en enrobant dans un écrin comique l’épineuse question du piratage. Concrètement, qu’arriverait-il si un individu mal intentionné s’emparait du smartphone de Fabien ou d’Eva ? Les blagues de couple resteraient-elles aussi cocasses ?
La question peut paraître saugrenue au regard de cette seule publicité, fort sympathique au demeurant, mais elle prend tout son sens lorsqu’on la remet dans un contexte de réflexion plus global. Nous vous renvoyons notamment à ce passionnant entretien avec un expert en sécurité informatique, publié l’an passé suite à la première cyberattaque massive détectée contre des appareils connectés… parmi lesquels un frigo « intelligent » :
« À partir du moment où les pirates peuvent accéder à distance à l’objet, tout est possible. Par exemple, aujourd’hui, il existe des appareils médicaux connectés, comme des scanners ou IRM. Certains chirurgiens pratiquent même des opérations à distance. Si on atteint ces appareils et systèmes de communication, on peut tout faire, même les éteindre. Pour la voiture connectée, le hacker pourra freiner ou accélérer à votre place, vous perdrez le contrôle de votre véhicule [Wired a d’ailleurs consacré cet été un drôle de reportage sur le piratage d’une voiture à distance].
[…] La majorité des analystes estime que d’ici à 2020, il y aura entre 100 et 200 milliards objets connectés dans le monde. 2020, c’est demain. Imaginez ce qu’on peut faire avec 200 milliards d’adresses IP d’objets connectés en terme de cyberattaque. »
Et si Gozer était la plus grande menace de la domotique ?
Hack the casbah !
En vérité, il y a peu de chances qu’un pirate ouvre et ferme vos volets à distance, le risque principal étant que les équipements connectés se transforment en « zombies » similaires à des ordinateurs infectés, mais toujours fonctionnels… Cette réalité est certes moins « jubilatoire » que dans le spot Homelive, elle n’en reste pas moins cruciale dans un monde toujours plus connecté ! Et puis, sans aller jusqu’à parler de piratage et de manipulation d’objets connectés à distance, se pose aussi la question de l’intrusion dans la vie privée. L’an dernier, Rue 89 avait réalisé une enquête aussi fascinante qu’inquiétante sur le piratage de webcams à travers la France, chez des particuliers ou des petits commerçants, avec en toile de fond l’ombre évidente du cambriolage…
« Cette fois, c’est pour de vrai. Je me suis senti comme Christof, le tout puissant producteur de télévision joué par Ed Harris dans “The Truman Show” qui livre, jour après jour, la vie d’un quidam en pâture à ses téléspectateurs. Lui déclenche les caméras, l’océan et la météo. Moi les scanners, les imprimantes et les webcams. J’aurais pu faire de même avec les portes de garage, les climatiseurs et les chambres froides, si je l’avais voulu. Mais ça n’avait que peu d’intérêt – impossible de retrouver le propriétaire en faisant cela – et tout cela a fini par me mettre très mal à l’aise. »
Et le journaliste de conclure sur ces mots prophétiques :
« Shodan [le moteur de recherche utilisé pour trouver les webcams], bien qu’effrayant, nous éclaire aussi à propos d’un fantasme de notre avenir proche : celui des objets connectés. Apple vient d’annoncer qu’elle allait multiplier ses efforts dans la domotique, souhaitant que ses clients connectent tous les appareils de la maison. Ericsson prévoit 50 milliards de dispositifs mis en réseau d’ici 2020. Frigo, lave-vaisselle, lumière, mais aussi babyphone, téléphone et pourquoi pas Google Glasses pourront être contrôlés. Et détournés s’ils ne sont pas correctement protégés… »
Enfin, au-delà même de ces questions de délinquance, se pose celle des déménagements. Dans un tout récent billet publié sur Medium, la designeuse Stephanie Rieger s’est interrogée sur ces objets connectés hérités d’un précédent occupant. Le commentaire qu’en fait A lire ailleurs se passe de commentaire, tant il résume à merveille l’une des inconnues du sujet :
« Comment être assuré que l’utilisateur précédent n’a plus accès à l’interface logicielle de l’appareil ou au verrou intelligent de l’appartement ? Comment s’assurer que les droits qui permettaient à untel d’ouvrir la serrure de votre voiture ou de votre appartement sont annulés ? Le propriétaire du logement aura-t-il des droits supérieurs au locataire et pourra-t-il par exemple lui couper l’électricité, lui baisser son thermostat connecté, accéder à sa caméra de surveillance connectée parce qu’il n’a pas payé son loyer ? L’internet des objets a encore bien des questions à se poser pour être aussi fluide qu’il le prétend. »
Allô maison bobo…?
Dans ce contexte, on peut légitimement s’étonner qu’Orange et ses publicitaires s’emparent d’un sujet aussi « sensible ». L’axe choisi est d’autant plus intriguant qu’il s’écarte des axes sémiologiques choisis dans la précédente campagne Homelive (le spot originel puisait dans l’imaginaire des superhéros, en comparant les technologies de la domotique à des « superpouvoirs » confiés à des utilisateurs lambdas). Ce choix est certainement dû à la « viralité » recherchée dans cette campagne digitale, comme en atteste cette opération lancée la semaine dernière sur Twitter, invitant les internautes à imaginer les crasses que pourraient s’envoyer notre couple :
Les héros de notre dernier film ont besoin de vous pour se tendre des pièges et tenter de gagner la #Battlehomelive pic.twitter.com/Vu994hoEZ2
— Orange France (@Orange_France) October 21, 2015
Mais quand même, on reste circonspect, dans le bon sens du terme. Certes, ce spot traite la question du piratage domotique avec une légèreté assumée… mais ce faisant, il le traite quand même, et c’est bien ce qui compte pour nous. En mettant sous les projecteurs les dérives possibles de cette maison domotisée, même sous un atour potache, le spot contribue à insérer cette question dans l’inconscient collectif. Et c’est là son plus grand mérite ! En effet, loin de nous l’idée de reprocher à Orange ce traitement, au contraire. Jusqu’alors, la domotique se cantonnait à un traitement plus « fonctionnel », dirons-nous poliment, insistant presque exclusivement sur les promesses d’une maison connectée/sécurisée, ou au contraire en ne présentant que les risques à grand renfort de prophéties alarmistes…
Mais la réalité, comme souvent, se tient entre ces deux extrêmes : si la maison connectée ouvre certaines perspectives intéressantes, elle n’en reste pas moins un écosystème fragile et facilement détournable. La grande force de cette campagne, pas si anodine qu’il n’y paraît, est de donner un certain corps à cette réalité. Sous la forme d’une guéguerre de couple, certes, mais une guéguerre annonciatrice d’une certaine mue de l’espace habitable.