La trogne des trois héroïnes de Keep your hands off Eizouken! vous disent peut-être quelque chose, car cet anime japonais a eu sa petite hype en début d’année. Réalisé par le talentueux Masaaki Yuasa (Mind Game, Lou et l’Île aux sirènes, Devilman Crybaby...) et produit par son studio Science Saru, il met en scène 3 camarades de classe qui se frottent à l’animation au sein du club lycéen dédié.
Chacune a sa compétence et son caractère bien à elle : l’esprit « business » pour Kanamori (à gauche) ; le dessin et une imagination débordante pour Asakusa (au centre) ; l’animation pour Tsubame Mizusaki (à droite)
Au cours des douze épisodes de la série, on suit donc ce trio complémentaire dans leur apprentissage du secteur de l’animation. En quête de légitimité auprès des hautes instances du lycée, de leurs parents ou de la société en général, elles vont cravacher des heures entières pour produire trois petits bijoux d’animation. Le spectateur se plaît alors à entrer dans les rouages de ces productions qui, même à l’échelle de trois étudiantes, se révèlent tout à fait fascinants.
Mais ce n’est pas vraiment pour vous parler du secteur de l’animation que nous sommes là. Vous vous en doutez, ce sont bel et bien les imaginaires urbains présents dans cette oeuvre qui ont attiré notre attention. On pourrait vous conseiller le visionnage de Keep your hands off Eizouken! pour mille raisons, mais la façon dont certains aspects urbains sont exploités a définitivement motivé notre plume.
Une couche d’imaginaires sur la ville
Alors que, concrètement, la série passe en revue les éléments plutôt terre à terre d’un secteur professionnel difficile (gestion de projet, rush face aux délais, questions de budget, gestion humaine du collaboratif etc.), l’anime de Masaaki Yuasa est réalisé comme une aventure, et il en met plein la vue. Pour ce faire, les compétences de chaque protagoniste sont mises en avant dans une narration visuelle épique et hallucinée.
De fait, l’aspect créatif de la production prend le dessus, notamment via l’esprit foisonnant de Asakusa (grossièrement : la nerd du groupe). Les décors, les personnages et les actions qui germent dans l’esprit des lycéennes sont ainsi matérialisés dans l’espace-temps réel, sous la forme de divagations emballées. Et elles prennent la forme de croquis animés qui se superposent au monde existant, en le faisant parfois totalement disparaître.
Imagine t’es urbaniste virtuel et tu passes ton temps à dessiner par-dessus le réel
L’imagination d’Asakusa mène les trois héroïnes dans des mondes surchargés de robots géants, de véhicules volants aux technologies fantasmées, de villes englouties et d’armes mythologiques enfouies. Et la plupart du temps, ces mirages à l’aquarelle ne sortent pas de nulle part. Ils sont le fruit du cerveau touffu d’Asakusa, autant que des formes urbaines qui les entourent.
Dans l’esprit des deux créatives (Asakusa et Misusaki), la ville est un tremplin infini pour l’imagination. Si une route aérienne devient en un instant un mille-pattes cyclope géant, le moindre pavé cache probablement trésors et civilisations anciennes. Et ces fantasmes sont parfois moins délirants qu’on pourrait le croire. De fait, le scénario de leur future production se construit sur les histoires que les filles se racontent en prenant la ville comme inspiration. Ainsi, en même temps qu’une créature naît du décor, une certaine cohérence scénaristique doit s’appuyer sur la morphologie urbaine et son Histoire. C’est comme ça que le processus créatif est mis en lumière, épisode après épisode.
De l’urbanisme à l’animation il n’y a qu’un pas
En tant qu’énorme nerd, Asakusa se met donc donc régulièrement à transpirer devant la forme étrange d’un bâtiment ou le quadrillage suspect d’un quartier. Le plan d’urbanisme, la carte géographique ou le croquis d’archi deviennent ainsi sa base de réflexion, où tout un monde imaginaire est en train d’être bâti. Car derrière les méchas et les attaques de monstres géants, il faut bien dérouler une histoire un peu solide.
Pour cela, le groupe est prêt à quitter son studio d’animation le temps d’une aprèm pour, littéralement, faire de l’exploration urbaine. Qu’elles aillent capter les bruits du fleuve avec leur recrue spécialiste du son, ou pique-niquer dans une friche pour fouiller des ruines mystérieuses, les 3 lycéennes n’hésitent jamais à aller sur le terrain pour se gorger d’inspiration.
Depuis sa plus tendre enfance, Asakusa se passionne pour ces expéditions dans les recoins urbains. Avant même de dessiner des véhicules truffés d’hélices et de leviers, elle s’engouffrait dans les sous-sols de la ville pour tracer des croquis de canalisations et gribouiller des plans de canaux. C’est littéralement la complexité urbaine qui lui a donné ce goût pour le dessin, et qui a rendu son esprit aussi prolifique.
Cependant, dix ans plus tard, Asakusa n’a pas choisi d’être architecte ou urbaniste. Elle rêve de faire des animés, même si les appétences pour chacun des domaines semblent assez proches. Sans être une grande révélation, aucune oeuvre ne l’avait peut-être aussi bien montré avant Keep your hands off Eizouken!.
Ah oui les études d’archi, j’connais
Bon résumé du triomphe de l’imaginaire sur les métiers urbains :<
Les métiers urbanistiques devraient-ils être plus créatifs ?
Le grand talent d’Asakusa c’est qu’en un coup d’oeil sur son environnement, lui viennent une multitude d’usages, de questionnements sur l’origine de telle ou telle installation, d’idées farfelues pour des réappropriations futures etc. Elle est tellement curieuse qu’elle peut vous faire un exposé extatique sur l’histoire fluviale et la logistique des canaux en ville juste parce qu’en étant gamine elle passait des heures à observer un cours d’eau en bas de chez elle. Et par-dessus toute cette couche de terrain et d’analyse archéo-anthropologique, elle réussit à bouillonner d’idées et de fantasmes qui raviront son public nerd.
Pour donner un exemple concret : la dernière production sur laquelle planche la team animation est carrément un projet de com’ urbaine. Pour que vous en ayez le coeur net, on vous conseille le visionnage des quatre derniers épisodes de la saison (les épisodes 9-10-11-12 donc). Pour contextualiser rapidement, les filles partent en excursion dans une ville de banlieue à la rencontre d’un jeune homme fan de leur travail. Il semble qu’il ait une proposition à leur faire. Kanamori (la business girl) flaire le bon plan commercial et traîne donc ses deux camarades en classe verte le temps d’une aprèm caniculaire. On suit alors leurs déambulations dans les ruelles de la fictive Shibahama, bourgade résidentielle comme il y en a des milliers au Japon.
Asakusa et Misusaki sont surexcitées et ne peuvent s’empêcher de se questionner sur tout ce qu’elles croisent. Et d’imaginer comment faire passer un sous-marin dans les réseaux souterrains pour éviter l’îlot de chaleur en surface… On assiste finalement à une combinaison de scènes ou des lycéennes poussent leurs réflexions urbanistiques plus loin que la plupart des élus, et ça donne une dimensions encore plus solide à cet anime déjà franchement génial. Qui ne rêve pas de se former à l’aménagement du territoire en lisant des mangas ?
OK Jean-Michel Voirie
Cela nous rappelle un ancien billet d’Ada Flores Vidal qui nous faisait découvrir une appli smartphone qui indiquait différentes couches géo-historiques de Tokyo. En montrant qu’avant, à tel endroit, coulait une rivière, s’élevait un temple etc.
Un usage saisonnier pour la galerie souterraine ?
C’est évidemment cet aspect qui nous a fait totalement kinker, et qui permet de s’interroger sur nos métiers aux process parfois très procéduriers. La passion avec laquelle Asakusa se plaît à disséquer les couches d’Histoire de son environnement est déroutante et on aimerait qu’elle vienne animer tous les ateliers de créativité post-réunion de concertation avec les habitants.
La pop-culture pour sauver la désertification commerciale
Tout ce diagnostic urbain gratuit et passionné ne sera finalement pas vain puisque le contrat sur lequel s’ouvre leur rendez-vous (dans un restaurant de ramen de la galerie souterraine) concerne justement la revitalisation de cette ville en perte de vitesse…
En un coup d’imagin’animation, Asakusa ressuscite la galerie commerciale abandonée enterrée
Bourgoin-Jallieu/Shibahama, même combat !
Vivement que le programme Action coeur de ville devienne un studio de production de dessins animés promotionnels pour les territoires
Créer un anime pour faire la promotion d’un territoire, ça vous paraît farfelu ? Ce n’est peut-être pas la solution miracle pour revitaliser un centre-ville fantômatique, mais c’est une bonne piste pour réfléchir aux représentations que l’on se fait de son propre territoire et mettre en valeur certains de ses imaginaires et symboles.1 N’en déplaise à l’Etat nord américain de l’Oregon qui, l’an passé, avait produit un maginfique dessin animé pour inviter au voyage.
« Welcome to Oregon, a 100% real place you can visit. »
Dans cette vidéo digne de l’esthétique des studios Ghibli, l’Oregon mise sur une surenchère d’imaginaires directement piochés dans la culture populaire. En mettant en scène ces créatures merveilleuses, c’est la beauté et le mystère des grands espaces naturels de la région que la vidéo souligne. C’était sans doute un choix assez osé car le grand public est habitué aux vidéos touristiques classiques montrant randonneurs, spots de pique-nique et autres balades en canoës. Cependant, la campagne est une réussite et le mélange entre paysages de l’Oregon et univers fantastique fait juste totalement rêver.
L’anime créé par les filles de Eizouken suit à peu près le même principe puisque il raconte une histoire complètement fantasmée s’inspirant à la fois des légendes locales et de la topographie. Chaque élément du scénario s’appuie donc sur les divagations créatives d’Asakusa qui fleurissent pendant l’exploration des lieux.
Les membres du club d’animation du lycée, meilleurs géographes aux pieds crottés
Le folklore local, la vraie base du marketing territorial ?
Les trois étapes de la création
Aucune idée de si ce type de communication basée sur les imaginaires, mixant pop-culture et diagnostic urbanistique fonctionnerait chez nous. Comme vous le savez cependant, les Japonais sont vraiment doués pour fonder leur marketing territorial sur une pop-culture locale très riche (tampons de gare, mascottes et autres personnages kawaii, pélerinages basés sur des films à succès, fêtes traditionnelles etc.). Au fond de nous, on croit en tout cas dur comme fer que creuser, développer et mettre en valeur les imaginaires des lieux ne peut que nourrir profondément la promotion des territoires.
- L’idée aurait d’ailleurs pu germer dans l’esprit des cinq filles qui voulaient sauver Manoyama. [↩]