Avant-propos de Philippe G. : Deux Degrés, ce sont avant tout les rois du trompe-l’œil : derrière leur urbanisme corrosif, leurs parodies d’aménagements, leurs détournements potaches à base de salsa, d’obèses et de punks à chien, se cache tout simplement l’un des meilleurs cabinets de prospective urbaine actuels.
Moins barbant que tous les manuels d’urbanisme confondus, leur second degré agit comme révélateur des mutations sociétales et urbaines qui agitent l’Hexagone – et un peu au-delà. En témoigne leur premier ouvrage, consacré à notre belle région francilienne, qu’ils démontent avec l’énergie d’un pavé dans la mare. Entretien avec ceux qui deviendront un jour Ministres du Kiff Urbain – vous pouvez nous faire confiance les yeux fermés.
Pouvez-vous nous présenter rapidement votre livre ? Quelle est son ambition ? Comment avez-vous travaillé ?
Florian : C’est d’abord un livre dans lequel on détruit 1/3 de l’Ile-de-France, juste parce que ça fait du bien. C’est aussi une satire de l’urbanisme contemporain dans laquelle on prend pas mal de recul sur le développement durable et la mixité tels qu’on les idéalise dans notre métier. Et puis, parce qu’on ne peut pas faire que critiquer, on a pris le temps de replacer certaines de nos réflexions qui étaient développées trop rapidement sur le site internet.
La première ambition était donc de faire un tour d’horizon de ce qu’on a fait depuis 3 ans avec deux degrés. On a ensuite essayé de montrer qu’on pouvait parler d’urbanisme sans se prendre pour des poètes ou pour des gens qui veulent à tout prix améliorer la vie des autres en leur donnant des leçons.
Mathieu : C’est un livre écrit à deux, ce qui a impliqué beaucoup de travail de navette entre nous pendant deux ans, d’autant qu’on bossait à côté, avec des disponibilités assez différentes. Les grandes idées, on les a eu en buvant des bières entre nous ou avec des amis. On s’est bien marré car on a la faculté merveilleuse d’être très fiers de nos blagues. Dans la deuxième année, on a été rejoint par Martin Lavielle, le graphiste, qui nous a aidé à faire un beau livre avec des illustrations variées (cartes, isométries, schémas). On a tout fait à trois, sans éditeur parce qu’on voulait garder une liberté totale (et aussi parce que les éditeurs ne voulaient pas de nous…).
Avec votre “Petit Paris”, vous prenez à contre-pied les envolées lyriques du fameux Grand Paris. Est-ce un point de vue isolé ou plutôt récurrent chez les jeunes (et moins jeunes) acteurs de la ville ? Plus généralement, vous avez quoi contre les parisiens ?
Mathieu : Il faut bien comprendre qu’on a lu tous les textes des équipes du Grand Paris et qu’on en a chié ! Des textes de 200 pages qui te vident le cerveau. On compatit avec les stagiaires qui ont dû écrire tout ça pendant que leurs patrons faisaient des conférences. C’est ingrat comme boulot.
Florian : On a essayé de parler d’urbanisme sans emmerder les lecteurs, on a pris beaucoup de plaisir à soigner l’écriture, à mélanger les mots comme « aporie » et « pute-champêtre », à brasser des références allant de Juvénal à Julien Courbet en passant par Dante et Yves Lacoste. On a surtout voulu envisager la vie des Parisiens sans en faire des robots qui vont de chez eux au travail, puis au parc une fois par semaine. On respecte les gens qui ne veulent pas être emmerdés, ceux qui préfèrent leur 4X4 au vélib ou ceux qui aiment prendre une bonne cuite le samedi soir après le bowling.
En ce sens, on a parfois un regard plus juste sur Paris et ses habitants que ce qui est développé dans le Grand Paris. Cette consultation a été une mauvaise caricature de la vie des Parisiens qui seraient des gens merveilleux, qui aiment le travail et les potagers. D’ailleurs, on n’a rien contre les Parisiens, que l’on chercherait plutôt à déculpabiliser. On a versé dans l’anti-parisianisme primaire dans l’intro par pur plaisir de raconter des saloperies. Mais dans le fond c’est surtout le Grand Paris et ce dont-il est porteur que l’on voulait attaquer… c’est un peu retombé sur les Parisiens.
Mathieu : Sur la question des jeunes urbanistes, notre génération a déjà assimilé les tenants et aboutissants du développement durable. Ils n’ont pas eu besoin du Grand Paris ou de voir des tours végétalisées pour se dire que leur métier pouvait avoir une influence dans ce domaine. Si les futurs trentenaires font des envolées lyriques dans le cadre de leur travail, c’est parce que c’est une sorte d’impératif. Beaucoup se rendent compte que c’est de la fausse poésie pour cacher de la communication. D’ailleurs certains nous confient que ça leur fait du bien de lire de temps en temps des critiques ou des blagues plus ou moins gratuites là dessus.
Le Grand Paris n’est que le dernier avatar d’une métropolisation libérale en marche un peu partout. D’après vous, quels sont les principaux risques/dérives engendrés par ces mutations des territoires ?
Mathieu : La métropolisation libérale, c’est ce qu’on appelle « un concours de bites pour neuneus » qui se passionnent pour les classements entre grandes villes. Il n y a pas de réflexions, c’est seulement des experts et des économistes sans idée qui font peur aux élus en leur disant que s’ils ne sont pas dans le TOP 10 des villes les plus peuplées, les plus créatives, les plus remplies de traders, leur monde va s’écrouler et sombrer dans une effroyable décrépitude. Rassembler autant de gros cerveaux dans une capitale et ne pas arriver à prendre du recul sur des conneries de classement de villes, c’est le signe que le Grand Paris n’a pas servi à grand chose.
Florian : La première dérive de la métropolisation libérale, c’est la qualité de vie qui passe au second plan. On tente de raccommoder à coups de milliards une croissance qu’on n’a même pas questionnée et, pendant ce temps, les gens perdent leurs temps dans les transports, perdent leur pognon dans le logement… Le problème de ce surinvestissement de Paris, c’est par exemple, que des jeunes diplômés se sentent obligés d’y passer quelques années pour le boulot alors qu’ils s’en passeraient bien. C’est triste qu’à l’échelle de la France, il n’y ait pas d’alternatives à Paris pour des millions de personnes. Ce qui conduit à oublier la Province. Plein de villes n’ont pas de pognon, se développent au ralenti, et à l’arrivée on réduit la diversité des trajectoires résidentielles possibles.
Qu’est-ce qui, pour vous, caractériserait un “meilleur Paris” ? Une “petite” capitale a-t-elle réellement sa place dans le paysage actuel ? Au-delà de sa taille, que manque-t-il à Paris pour qu’on l’aime ?
Mathieu : On a du mal à croire qu’une plus petite capitale poserait réellement un problème. Lorsqu’un pays a une plus petite capitale (Amsterdam, Berlin), les autres grandes villes compensent et ça marche aussi.
Pour ce qui est d’un « meilleur Paris », on s’en fout un peu. Ce n’est pas vraiment ça l’enjeu du Petit Paris. Ce qu’on veut, c’est que les gens puissent avoir le choix d’y vivre ou pas.
On bosse en ce moment sur un observatoire des villes moyennes, sur leur identité, leur potentiel. C’est beaucoup plus riche comme terrain de jeu.
Florian : D’autant que lorsque l’on regarde les sondages ou les études sur les nombreux Franciliens qui veulent fuir la région, on se rend compte qu’ils pointent justement ces villes moyennes comme leur destination rêvée. Souvent des petites préfectures de département plutôt que des métropoles régionales de type Toulouse ou Lille. Il semble que ceux qui saturent de Paris recherchent des villes où ils ont un maximum de services commerciaux ou administratifs pour un minimum d’emmerdes, de coût de la vie, de déplacements. Là où ça devient passionnant, c’est lorsqu’on réalise que ce sont justement ces villes qui seront les perdantes de la réforme des collectivités ou des baisses de dotation de l’État. Du coup, lorsque l’on investit des milliards dans le Grand Paris au nom de l’intérêt national, on laisse un peu plus tomber ces villes qui sont a priori l’idéal de vie de beaucoup de français !
Mathieu : L’autre intérêt de s’intéresser à un groupe de villes très différentes, c’est justement que l’on peut tirer partie de leurs différences sur le plan des modes de vies. Certains veulent des villes pour s’amuser, d’autres veulent des villes pour être peinards, etc. On communique trop sur ce à quoi ressemble une ville, pas assez sur ce qu’on peut y faire. C’est un point important dans le livre et dans ce qu’on fait en général : mettre en valeur tout ce qui est faisable en ville, tous les usages, même les moins glorieux et surtout faire en sorte que tout le monde puisse faire ce qu’il souhaite à condition de ne pas (trop) faire chier les autres.
Vous avez toujours proposé une analyse urbanistique critique en décalage. Mais vous semblez porter un regard plutôt cynique sur l’impact que cela pourrait véritablement avoir, à croire le sous-titre de votre ouvrage : “Tentative probablement vaine de renouveler l’urbanisme contemporain”. Est-ce vraiment sans espoir ?
Florian : C’est du réalisme. Nous sommes conscients qu’il y a un paradigme dominant en urbanisme et que malgré tous les défauts qu’on lui devine déjà, il a encore de beaux jours devant lui. Mais nous ne sommes pas résignés pour autant. Au contraire, on pressent qu’un certain nombre de critiques, de résistances, pointent le bout de leur nez et que ça peut aller en progressant. Les « grumeaux » dont nous parlons à la fin du livre sont typiquement ces points de résistance dont nous pensons qu’ils vont devenir de plus en plus nombreux et foutre un peu la merde dans les tranquilles réflexes des urbanistes. Après, le cynisme, c’est surtout notre mode de penser… c’est une façon de prendre du recul sur les choses, de regarder différemment.
Mathieu : Notre crédo pour renouveler la façon d’envisager l’urbanisme, c’est de travailler sur les usages, sur ce qu’on peut faire dans tel quartier et pas dans tel autre.
Le problème lorsqu’on aborde la question des usages, c’est qu’il y a un filtre assez pesant. On peut parler des heures du fait de cultiver son potager mais si on dit à des élus que ce que veulent les gens en ville, c’est pouvoir draguer facilement ou faire la fête jusqu’à 5h du matin, on nous regarde de travers. C’est une discipline encore très coincée et, par conséquent, il y a des problématiques très sous-exploitées : l’urbanisme de la fête ou de la nuit, les rencontres, etc. C’est dommage pour tout le monde.
Certains parlent de ville sensuelle ou de ville désirable, des notions un peu molles et qui par conséquent ne nous semblent pas amener grand chose. De notre côté, on préfère mettre les pieds dans le plat et appeler ça la ville bandante. C’est pas très fin mais ça permet de créer un cadre de réflexion intéressant, de parler des rencontres en ville sans tabou, de rentrer vraiment dans le sujet et, surtout, les gens retiennent au moins quelque chose. On y croit, c’est pour nous une façon intelligente de travailler, on a d’ailleurs monté une agence professionnelle pour pouvoir répondre aux demandes des collectivités et des entreprises. Par contre, on reste lucide, les décideurs préféreront tout de même parler de ville sensuelle, c’est flou, assez neutre mais ça passe mieux dans la revue municipale mensuelle.
Florian : C’est le sens du sous-titre du livre… mais bon, on assume. Si on voulait gagner de l’argent et être invité aux buffets, on aurait écrit un livre dont le titre aurait été : « Paris, une ville très belle qui pourrait être encore un peu mieux grâce à de la douceur et de l’audace ». Si notre tentative s’avère réellement vaine, on aura au moins la satisfaction d’avoir écrit un bouquin qui réconfortera beaucoup d’urbanistes, entre une lecture sur l’urbanisme désirable et une formation sur les écoquartiers.
Bonjour,
Je n’ai pas d’ipad, tablette… et je n’aime pas lire sur l’écran d’ordinateur. Est-ce que « Le petit Paris » existe en version imprimée ?
J’aimerais en outre, le faire circuler à certains urbanistes et élus pour lesquels je travaille si le contenu me plaît.
Merci.
Julie Matas
La version « livre papier » sortira à la fin du mois d’octobre.
Merci pour cette interview !
Le ton décalé et le cynisme de « Deux degrés » sont une véritable bouffée d’oxygène, dans le domaine de l’urbanisme où beaucoup de « nouveaux convertis » prêchent haut et fort des notions qu’ils ne maîtrisent pas réellement.
Pire encore ils n’ont aucun recul critique sur les limites des concepts qu’ils avancent (ville compacte, mixité sociale, développement durable, etc.).
À ce titre, les fondateurs de « Deux degrés » doivent être salués pour leur petit coup de pied dans la fourmilière.
Une fois passé ce premier rideau de la critique du vernis lisse des urbanistes de la dernière heure, je dois avouer être bien déçu sur les positions de fond de ce collectif.
« Métropolisation libérale » est une expression qui ne vaut pas mieux que « Ville sensuelle », « Ville franchisée ». On est tout autant dans la « fausse poésie qui cache de la communication », ou plutôt une idéologie autour de quelques positions tranchées : anti-libéralisme, dés-urbanisme, anti-parsianisme, critique de l’armature urbaine française macrocéphale.
C’est une version remasterisée de Jean-François Gravier (Paris et le désert français) qui nous resservie 65 ans plus tard à la sauce 2.0 et hipster.
Cela passe par une critique, parfois gratuite (mais toujours très drôle) du côté « hard » de la ville : infrastructures, pôles d’emploi, institutions, etc. Tout ce qui fait tourner la ville, qu’on le veuille ou non et qui symbolise les derniers débats sur le Grand Paris (Réseau de transport du Grand Paris, Contrats de développement territorial, Clusters, etc.) ; bref la ville « chiante ».
À côté, la « ville bandante » est mise en avant : « l’urbanisme de la fête ou de la nuit, les rencontres, etc. ». Pourquoi pas ? C’est de l’économie résidentielle en grande partie et Laurent Davezies a largement évoqué le sujet. C’est très bien d’évoquer ces manques dans des figures caricaturales de la « Ville chiante » et de la « Métropolisation libérale », mais il ne faut pas opposer les deux approches.
Est-ce que ce micro-urbanisme fait tourner les économies ? Offre-t-il suffisamment d’emplois pour tous ? Peut-il s’autogénérer ou naît-il d’autres activités économiques ?
Ça me rappelle la fin des années 60 où la jeune génération critiquait l’ennui conformiste des sociétés occidentales. Oui, mais après ?
Mais tout comme les « urbanistes de la dernière heure » qui beuglent la ville durable mondialisée, ne tombez pas dans la caricature d’une ville bandante seul sanctuaire du lien social cool.
L’armature urbaine française est héritée d’une longue histoire politique et économique. Selon moi, prôner un Paris plus petit ou du moins critiquer un fait tel que la taille de Paris ne fera rien avancer ; c’est même une utopie confortable.
Idem pour le simple rejet de la « métropolisation libérale ». Qu’on le veuille ou non une partie des composants d’une ville est issue des mécanismes de l’économie de marché occidentale à dominante libérale.
Beaucoup de thèmes peuvent contribuer au débat pour sortir de l’opposition frontale et caricaturale entre chiant et bandant :
– Territorialisation des grands équipements de transport
– Démocratie locale et gouvernance des métropoles
– Diversité et souplesse de l’offre de logement
– Cohabitation des classes populaires avec les bobos dans les villes centres
– Etc.
La ville que vous décrivez fort bien est une donnée d’entrée, c’est à nous de proposer des pistes de travail, voire des solutions, pour lisser ses défauts, tout en ayant du recul sur les propres concepts que nous manipulons.
On en revient à de la ville chiante, celle du compromis avec ses propres idées.
Il fait combien de pages le petit Paris ? (pour savoir si j’ai le courage de le lire sur ordi ou le courage d’attendre jusqu’à octobre)
Il fait 200 pages !
Il fait 304 pages même ! Mais que du bonheur et il est disponible dans plusieurs villes en France et dans 18 points de vente :
https://mapsengine.google.com/map/edit?mid=zpBzCX3vngVo.kbSO8mcK9NGs
Bonne lecture : )
version de nom anti-sexiste et plus drôle : la ville mouillante
(d’ailleurs les mecs aussi mouillent, non ?)
On valide mille fois !