En France, les rares bains publics qu’il reste dans nos villes sont principalement fréquentés par les populations les plus précaires, qui n’ont pas accès à un lieu d’hygiène privé. Au Japon, tout le territoire est couvert par des établissements de bains au prix d’entrée très bas, appelés “sentō”. C’est un plaisir que les Japonais s’accordent au quotidien ou de temps en temps selon les personnes, et plus on en apprend à ce sujet plus on regrette qu’aucun équivalent n’existe chez nous. Pour vous faire découvrir ce phénomène, on a interviewé la grande spécialiste du sujet, et devinez quoi ? Stéphanie Crohin-Kishigami est française et elle vient de sortir un ouvrage disponible dans toutes nos librairies. Après avoir écrit deux livres en Japonais consacrés aux sentō, l’autrice offre au public francophone son ouvrage le plus complet.
Il s’intitule “Sentō, l’art des bains japonais”, et on l’a littéralement dévoré. Parce qu’un plaisir est toujours meilleur partagé, on a interviewé Stéphanie à propos de ces lieux merveilleux. Les sublimes photos qui parsèment l’entretien sont également toutes d’elle et on vous invite vivement à la suivre sur Instagram et sur Twitter si vous ne voulez rien rater de ses pérégrinations japonaises et admirer son superbe travail.
Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer ce qui vous a amenée à devenir une experte des sento, reconnue comme telle dans tout le Japon ?
Ma première rencontre avec les sentō c’était il y a treize ans pendant mon échange universitaire. En 2008, je suis partie étudier le Japonais pendant un an à l’université de Rikkyō près d’Ikebukuro à Tokyo, et c’est dans ce quartier que j’ai eu ma première expérience sentō. Je suis tout de suite tombée amoureuse du lieu et j’y suis ensuite retournée toutes les semaines. Tout me plaisait : l’aspect convivial et communautaire, l’esthétique et la magie du lieu, les effets de bien-être sur le corps et l’esprit…
©Stéphanie Crohin-Kishigami
En 2009 je suis rentrée en France et j’ai eu une opportunité pour partir travailler à Djibouti, je me suis lancée et j’y suis restée trois ans. Sur place, j’avais toujours un lien avec le Japon dans les missions qui m’étaient confiées. En août 2012, j’ai eu une nouvelle opportunité pour travailler au Japon. Et j’y suis allée !
J’ai intégré une entreprise japonaise en tant que locale (c’est-à-dire mauvais salaire, mauvaises conditions…) En tant que femme aussi c’était dur. J’ai détesté ce travail dès la première semaine. Et c’est dans ce contexte que je suis retournée au sentō. C’était soit ça, soit je rentrais en France. Mon coup de cœur d’étudiante s’est confirmé, je m’y suis sentie vraiment à ma place en y retournant.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Quelques mois plus tard, le destin a fait que j’ai déménagé juste à côté du premier sentō que j’avais fréquenté quatre ans auparavant. J’y suis évidemment retournée, le propriétaire des lieux m’a reconnue et ça m’a énormément touchée. Je me suis mise à y aller tous les jours de la semaine. Le matin je partais déprimée au boulot, mais je pensais au soir quand j’irais me détendre au sentō. C’est la chose qui me faisait du bien et supporter la journée de travail. C’est un lieu bienveillant, on s’y sent tellement bien. Je ne sais pas comment décrire ça mais, en même temps qu’on lave son corps, on évacue tout. C’est vraiment comme si les problèmes glissaient avec l’eau.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Et donc en venant aussi régulièrement, je discutais beaucoup avec les propriétaires et la clientèle du quartier. Dans les sentō il y a un espace pour s’assoir, où on peut discuter et je posais toutes sortes de questions, j’avais envie de tout savoir sur les sentō. J’ai commencé aussi à visiter les sentō, partout où j’allais. J’en apprenais à chaque fois plus sur leur fonctionnement, leur histoire, les familles qui les gère, l’architecture des lieux… Je prenais toujours des photos (seulement de de l’extérieur à l’époque) et je me suis mise à partager ce que je savais sur Instagram en trois langues – en français, en anglais, et en japonais. Puis j’ai été interviewée dans un magazine spécialisé sur les sentō, je me suis faite connaître comme ça, petit à petit. Ça me touchait d’en parler et de photographier ces lieux si beaux car je savais qu’ils disparaissaient. En 2019 on comptait 3700 sentō dans tout le Japon, contre 17 000 au milieu de l’ère Showa (1926-1989). Aujourd’hui il y a 500 sentō à Tokyo, alors qu’on en comptait encore 800 en 2012 et 2700 à l’ère Showa. Et même si à mon échelle je ne pouvais pas y faire grand chose, j’avais envie de partager au maximum ma documentation, mes rencontres etc.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
En 2014, la Mairie de Tokyo m’a demandé de devenir membre du Conseil des Sentō. J’ai accepté et donc ce rôle consiste principalement à réévaluer chaque année le prix d’entrée des sentō de Tokyo. Donc on est cinq à se réunir à la fameuse Mairie de Tokyo de Shinjuku, au 42e étage, pour discuter des prix des sentō – actuellement c’est 470 円 (3,5 € à peu près) à Tokyo. Juste une petite précision : on parle de bains publics mais ce n’est pas tout à fait exact car les sentō sont tenus par des familles, donc de ce point de vue c’est privé. Mais les sentō sont rattachés à une association au sein de laquelle certaines règles doivent être respectées.1 On discute le prix en fonction de plein de critères, le Conseil dont je fais partie donne son avis, puis l’association des sentō se réunit la fois suivante, donne son avis et le prix est voté en fonction de nos accords respectifs. L’année suivante, j’ai été élue première ambassadrice des sentō. C’est un titre qui m’a été donné je pense pour me remercier, et aussi pour dire qu’on compte sur moi pour continuer à diffuser la culture de ces lieux. Ça a été beaucoup de reconnaissance pour moi, et ça m’a poussée à continuer, à visiter encore plus de sentō à travers tout le Japon.
En revanche je ne gagne pas d’argent à travers ce titre et ce rôle. Le travail que je fais est très dur d’un point de vue financier mais j’ai tout de même eu envie de poursuivre par passion. Je donne beaucoup de conférences dans tout le pays, pour des universités, des villes, des entreprises. Et je suis très régulièrement interrogée dans les médias, chaque semaine, dans les journaux, magazines, à la radio ou à la télévision. Cette notoriété me donne avant tout des droits, grâce aux relations de confiance que j’ai tissés avec les propriétaires et le milieu des sentō. Les familles m’ouvrent leurs portes et me donnent l’autorisation de prendre des photos à l’intérieur, ce que je ne pouvais pas faire au début de cette aventure.
©Danie Wong
Jusqu’en 2016 je travaillais dans une entreprise de cosmétique mais ça ne m’intéressait pas, et l’environnement très japonais, les codes du travail étaient difficiles. Je me souciais en fait beaucoup plus de l’avenir de mes petits sentō qui fermaient alors j’ai décidé de démissionner et je me suis lancée en freelance. Ça n’a pas été facile non plus, surtout que j’ai consacré cette année à l’écriture de mon premier livre qui portait sur l’aspect artistique des sentō. En français on pourrait le traduire par Les sentō sont des petits musées (2017). Il a été très bien reçu, et choisi par les bibliothèques nationales donc ça m’a fait très plaisir.
Même si j’ai eu un éditeur, je l’ai fait à perte avec tous les déplacements, les interviews etc. Mais c’était très bien de le faire, pour laisser une trace. Puis ce premier livre était à peine sorti que j’ai enchainé sur la rédaction de mon deuxième, cette fois-ci un guide des sentō de Tokyo. On attendait un regard féminin pour un public féminin alors je l’ai fait. Ça a également été un long travail, des remises en question, mais une fois qu’on tient son livre en main on ne regrette pas d’être allé jusqu’au bout. C’est la même chose pour le livre en français, j’ai eu plusieurs fois envie d’arrêter mais tous les messages bienveillants des lectrices et lecteurs me font vraiment du bien. C’est d’ailleurs le premier des trois livres qui est aussi complet, qui aborde autant d’aspects des sentō. J’étais heureuse d’écrire une version plus complète pour la France et de pouvoir les faire connaître au-delà du Japon.
A côté de ça je continue à contribuer à des articles dans des magazines, à des livres, et je donne toujours des conférences. Enfin, dès que je peux je continue bien sûr à visiter des sentō et à ouvrir leurs portes, à prendre des photos et à les partager sur les réseaux sociaux.
Pouvez-vous nous dresser le portrait de ces lieux ?
Tout d’abord le mot sentō (銭湯) se compose de deux kanji : 銭 (sen) – l’unité de monnaie de l’époque de création en 1401 -, et 湯 (yu qui se prononce to ici) qui renvoie à l’eau chaude. On payait donc 1 sen pour entrer dans l’eau chaude, c’est ce que nous raconte l’étymologie du mot sentō !
Bains Publics à la période Edo d’après Utagawa Yoshiiku (1833–1904)
Les sentō sont donc une institution de bains, créée au XVe siècle à l’époque où c’était une nécessité pour tout le monde. Pendant la période d’Edo (1600-1868), le sentō était très florissant et au cœur de la vie des Japonais. On avait, au centre, l’établissement de bain, le marchand de riz, et tout autour se construisaient les habitations, le temple etc. Avec le temps ça a évolué, les formes architecturales ont changé et petit à petit le sentō est devenu moins central dans la vie quotidienne. Aujourd’hui, même si plus de 98% de la population japonaise possède une salle de bain à la maison, les sentō sont toujours considérés comme des lieux de nécessité pour certaines personnes.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Notamment les seniors, pour différentes raisons. D’abord pour l’aspect social des sentō, qui est très important. Le sentō est un lieu de rencontre et de discussion fondamental de la vie de quartier japonaise et pour les personnes âgées isolées, le passage aux bains est souvent le meilleur moment de la journée. Mais surtout, il existe un phénomène au Japon qui est de l’ordre de la santé publique et qui est méconnu en France (car on pense souvent que le Japon est un pays hyper technologique où tout fonctionne au top, alors que non). En fait, les bâtiments sont très mal isolés au Japon, il n’y a pas de chauffage centralisé dans les immeubles d’habitation comme en France. De fait, chaque pièce est chauffée indépendamment avec non pas un vrai radiateur mais son climatiseur, qu’on programme simplement en mode “reverse”. On allume le chauffage seulement quand on est dans la pièce, et donc il fait froid dans les autres. A cause de ce phénomène, les corps n’ont parfois pas le temps de s’habituer en entrant dans la salle d’eau, dans le bain, et il est très fréquent que des personnes âgées meurent de ce choc thermique. Au Japon 17 000 personnes décèdent à cause de ça chaque année, c’est trois à quatre fois plus que les chiffres des accidents de la route. C’est énorme. Donc en effet, aller au sentō ça sauve des vies.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Pour les gens qui ont une salle de bain chez eux, aller au sentō c’est un lifestyle, un moment détox qu’on offre à son corps et son esprit. C’est comme aller au spa une fois par semaine ou plus, mais avec un budget abordable. On y va après le travail pour se détendre, on s’y retrouve avec des amis ou des proches et on oublie ses problèmes dans la vapeur d’eau. Certains gamins ou ado y vont aussi en sortant de cours. C’est vraiment un lieu bienveillant où on côtoie du monde nu, de tous les âges et tous les milieux, où il n’existe ni jugement ni regard sexualisé. Je trouve que de ce point de vue il y a une dimension sociale et éducative vraiment forte, dans l’apprentissage du respect de l’autre, et dans la construction du rapport au corps notamment au moment de l’adolescence. On est pas du tout comme à la plage à se reluquer, au contraire on oublie ses complexes, il n’y a pas besoin de s’épiler ou de s’apprêter pour aller au sentō, tout le monde s’en fiche. C’est des lieux communautaires et intimes qui n’ont pas vraiment d’équivalent en France.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Concernant l’architecture des sentō, leurs formes sont très variées. Le design des lieux varie notamment selon les régions, on ne trouvera pas les mêmes équipements et les mêmes ornements que l’on se trouve dans le Kantō ou dans le Kansai. Il y a des établissements qui ont cent ans ou plus, qui se raréfient et qu’il faut absolument essayer de garder car il ne reste plus beaucoup de personnes capables de construire de tels bâtiments. Certains ont l’appellation bunkazai (文化財), que l’on peut traduire par “trésors culturels du Japon”, tandis que d’autres sont détruits puis remplacés par des konbinis ou des parkings, c’est super triste. Certains sentō ont été rénovés il y a quelques années, par exemple il y a quarante ans, et ça donne un résultat ultra kitsch (j’aime beaucoup). Enfin, d’autres ont été convertis en immeubles d’habitation dans les étages, et les loyers des appartements servent à financer l’activité du sentō qui se trouve au rez-de-chaussée. Ce n’est pas forcément très facile d’un point de vue économique pour les propriétaires de sentō donc c’est souvent une solution qui permet de faire survivre l’activité.
Le hiragana de yu ゆ, que l’on retrouve sur les noren – petits rideaux des sentō / ©Stéphanie Crohin-Kishigami
Au niveau de leur fonctionnement, ce sont des lieux traditionnellement transmis de génération en génération mais ça arrive qu’ils soient repris par des personnes extérieures. L’eau est puisée sous terre, elle est riche en minéraux. La différence avec les onsen 温泉 (bains d’eau chaude souvent plus connus des touristes étrangers), est une question de qualité de l’eau, comme je l’explique de façon détaillée au début de mon livre. On y va pour faire sa toilette, s’y détendre, faire des soins, oublier ses tracas, papoter entre amis ou avec les gens du quartier.
Vous comparez les sento à nos boulangeries pour décrire le rôle qu’ils jouent à l’échelle du quartier. Pouvez-vous nous expliquer quelle place ils occupent dans la vie sociale des Japonais ?
En fait, c’est plus un mélange entre la boulangerie et un café en terrasse où les habitués se retrouvent et papotent. En France, ça arrive qu’en arrivant dans un village ou un quartier on entre dans le bistrot du coin pour demander des informations sur les alentours, n’est-ce pas ? Les sentō jouent vraiment ce rôle de station d’informations. C’est un point de repère. Avec en plus la beauté du lieu et tous les bienfaits du corps et de l’esprit bien sûr !
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Le sentō est un lieu communautaire au sens très large puisqu’on y trouve tous les âges et un prisme socio-économique étendu. Toutes les configurations sont possibles, on y va seul (il y aura toujours des gens avec qui discuter sur place !), entre amis, en famille, en date, parfois même entre collègues. Si les personnes âgées sont majoritaires, on y voit aussi des classes de primaire, des petits groupes d’ados qui viennent après les cours… La fréquentation peut aussi pas mal dépendre du quartier dans lequel on se trouve, qu’il soit plutôt résidentiel, d’affaires, étudiant etc.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Dans l’un des entretiens de propriétaires de sentō que j’ai réalisé dans mon livre, vous pourrez même voir que certains gérants sont très impliqués dans la vie collective locale. Yanasigawa-san, propriétaire du sentō Myōhō-yu dans l’arrondissement de Toshima à Tokyo, consacre beaucoup de temps aux habitants du quartier qui ont besoin d’aide, des jeunes en difficulté aux personnes âgées, en passant par les enfants, auxquels il propose des cours de sumo au sein même de son établissement de bain !
Pourriez-vous expliciter ce que les sento racontent sur la vie urbaine nippone ?
Les sentō racontent plein de choses sur le fonctionnement des villes japonaises, à différents niveaux. Mais ce qui vous intéresse peut-être ici c’est les questions de temps, parce que j’en ai peu parlé jusqu’ici. Les heures d’ouverture des sentō dépeignent un certain rythme, un mode de vie spécifique. Les horaires varient d’ailleurs selon les régions. Dans une grande ville comme Tokyo, ils ouvrent généralement entre 15h à 00h, adaptés aux horaires de bureaux des citadins qui quittent souvent le boulot à des heures tardives. Alors que dans le sud de l’île de Kyushu, à Kagoshima, les onsen ouvrent leurs portes dès 6h du matin.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Tout va dépendre aussi de combien de personnes sont en charge du lieu car les propriétaires travaillent déjà près de 14h par jour donc ils ne peuvent pas non plus aller au-delà si le personnel ne suit pas. D’ailleurs, je travaille dans un sentō deux soirs par semaine pendant deux heures à peu près, histoire que les tenanciers puissent dîner ensemble tranquillement. Dans l’entretien que j’ai réalisé avec Kimiko-san, tenancière de Inari-yu dans l’arrondissement de Kita à Tokyo, elle détaille sa journée type. Après la fermeture du sentō à 1h15, le ménage qui s’en suit jusqu’à 2h30-3h, un bain et un repas en famille jusqu’à 4h30 du matin (heure d’ouverture de la laverie automatique afférente au sentō), la “soirée” de Kimiko-san et sa famille peut enfin commencer. Avant d’aller se coucher vers 7h du matin, elle a notamment pour habitude de se rendre à la librairie ! Parce que oui, au Japon, la majorité des commerces sont ouverts 24h/24 !
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Est-ce qu’en faisant la promotion des sento, vous ne faites pas un peu du marketing territorial ?
Si bien sûr, il y a de ça dans mon travail. Même s’il me reste encore plein de coins à découvrir au Japon, je pense avoir visité plus de la moitié des sentō du pays. Mais comme je ne choisis pas forcément les lieux dans lesquels je me déplace (pour une conférence, une émission de télé, un article de presse etc.), il reste quelques régions dans lesquelles je rêve de faire la promotion des sentō. Quand je pars en déplacement, je peux faire jusqu’à six, sept, huit bains, voire plus, dans la journée ! Je suis toujours super bien reçue par les propriétaires des lieux, ils sont très contents que je vienne ouvrir les portes de leurs sentō au public.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Avant de partir là-bas, j’ai des contacts sur place, puis je rencontre tout le monde pendant mon séjour. Les gens sont vraiment trop sympas et on sent qu’ils sont fiers et reconnaissants. Par exemple, quand je dis que je n’ai pas de voiture pour aller au sentō suivant, pour moi ce n’est pas un problème mais il y a toujours quelqu’un qui insiste pour me déposer. C’est rigolo, et puis je crée des liens de confiance un peu partout, ça fait chaud au coeur.
Et puis les sentō eux-même représentent une vraie fierté locale, ou en tout cas un lieu ancré dans le territoire et son histoire. Comme je vous le disais, la forme des bâtiments, les équipements, les artisanats qui sont au cœur des établissements varient selon les régions. Par exemple, les immenses peintures murales (appelées penki-e ペンキ絵 en japonais) – dont il ne reste que trois artistes aujourd’hui dans tout le Japon – sont une spécificité du Kantō. D’où le fait que ce qu’on y représente le plus, c’est le mont Fuji, qu’on aperçoit exclusivement dans la région. Si vous allez à Kagoshima et que vous voyez une montagne en décoration dans un sentō, c’est certainement pas le mont Fuji. C’est Sakurajima, le volcan qui fait face à la ville ! Ailleurs, à Niigata, je suis allée dans un sentō où étaient représentés des danseurs traditionnels de la région.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Donc généralement on trouve un thème local dans chaque sentō, à quelques exceptions près. Parfois on a des illustrations fantastiques, abstraites, voire des lieux européens, comme des châteaux suisses ou allemands… Dans les années 1970-80 ça devait être à la mode, c’était exotique !
Plus encore qu’une question d’hygiène, vous évoquez le rôle que les sento peuvent jouer sur la santé physique et psychique des usagers. Les lieux sont-ils restés ouverts pendant cette année de pandémie ?
A ma connaissance, aucun cas de Covid n’est sorti des sentō. Les bains n’ont jamais été fermés depuis le début de la pandémie car ce sont des institutions de santé publique. De fait, avec la chaleur et l’humidité, le virus ne se propagerait pas. Pendant les quelques mois de lockdown l’an passé, la Maire de Tokyo a fortement conseillé à la population de rester chez elle l’an donc on a respecté ça le temps de quelques mois. La fréquentation des sentō a forcément un peu baissé (certains ont même fermé malheureusement) mais les habitués continuaient à venir. Pour certaines personnes un peu isolées, c’est un besoin trop important. Les saunas, eux, ont fermé car il semblerait que la chaleur sèche favorise la diffusion du virus. A présent ils sont réouverts mais le nombre de personnes est limité.
©Stéphanie Crohin-Kishigami
Et bien sûr, les mesures sanitaires sont appliquées. Là par exemple j’y travaille, il y a une vitre au comptoir, du gel hydroalcoolique partout, je prends la température de tout le monde, le ménage est renforcé… Les gens ont besoin d’être rassurés mais ils viennent. Personnellement j’ai moins peur d’aller au sentō que de prendre le métro.
- Comme par exemple l’interdiction de refuser des personnes tatouées (contrairement à ce que disent certains guides touristiques étrangers !), ou notamment le fait que les personnes âgées de plus de 65 ans, ainsi que les gens ayant un déficit physique ou mental, bénéficient d’entrées gratuites ou à prix réduit selon la ville ou l’arrondissement. [↩]