Étrange actualité subrepticement apparue dans notre veille la semaine dernière : entre deux weekends à rallonge, on apprenait ainsi que la marque de chaussures New Balance était en train de construire… sa propre station de train. Pour remettre ça dans un contexte hexagonal, c’est un peu comme si Le Coq Sportif finançait une gare TGV à Romilly-sur-Seine… Troublant, n’est-ce pas ? Dès lors, les questions affluent. Comment un équipementier sportif peut-il se transformer en urbaniste-bâtisseur ? Telle est la problématique que nous allons tenter de dérouler ici. En nous interrogeant, bien évidemment, sur les implications sociétales de cet exemple symbolique… qui en appellera peut-être d’autres ?
On n’est jamais si bien servi que par soi-même
Petit retour en arrière. Les prémisses de cette intrigante affaire remontent à l’année 2012, lorsque l’équipementier a décidé de faire sortir de terre un vaste programme immobilier dans la périphérie de Boston, incluant son nouveau siège social… mais aussi un complexe de 275 logements, un hôtel-boutique, un centre commercial (avec un show-room de la marque) et même une piste d’athlétisme ainsi qu’une patinoire ! Un ambitieux projet, malheureusement freiné par le manque de desserte en transports collectifs dans cette zone. On peut aisément comprendre l’inquiétude des salariés de New Balance à l’idée de devoir reprendre la bagnole pour se rendre dans leurs futurs locaux… Dans ce contexte, la marque a décidé de prendre – littéralement – le taureau par les cornes. Comme le résume The Atlantic :
« Instead of asking the cash-strapped public-transit system to add a stop, the company simply paid for one itself. »
Car la situation économique des transports publics à Boston n’est pas des plus heureuses, on s’en doute. Le constat est valable au-delà du seul cas massachusettais : les finances des acteurs publics sont aujourd’hui exsangues, surtout aux USA, et l’on peut comprendre que la collectivité se soit retrouvée « dos au mur » face au projet de New Balance. Seulement voilà : l’équipementier n’avait pas forcément le temps d’attendre que la collectivité se décide à débloquer les fonds nécessaires. Dans le même temps, l’aubaine était trop bonne pour la collectivité de stimuler le développement économique de cette zone. Bref, l’occasion fait le larron, et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même…
« By May 2012, the Massachusetts Department of Transportation and New Balance had co-signed a Letter of Intent that stated that New Balance would pay for the permitting, design, and construction of the new commuter rail stop. »
La construction de la station devrait coûter à New Balance entre 14 et 16 millions de dollars, auxquels s’ajouteront les frais de maintenance pour lesquels la marque s’est engagée sur dix ans minimum. Sur un projet global estimé à plus de 500 millions de dollars, cela peut évidemment paraître assez peu, et l’on comprend que New Balance se soit jetée sans rechigner sur cette option de partenariat, compte-tenu des externalités positives que cela ouvrait pour l’entreprise et ses employés.
Un jeu gagnant-gagnant à sens unique ?
Bien évidemment, le projet a suscité de nombreux commentaires et interrogations aux Etats-Unis. L’article de The Atlantic revient ainsi sur quelques partenariats publics-privés de ce type (un équivalent de nos maudits PPP), qui se sont multipliés aux States dans la dernière décennie, crise économique oblige :
« As cities and states continue to struggle with budget issues, experts say that the practice of private companies working with public entities on transit and transportation projects will—for better or for worse—become more common. […] Public-private partnerships for infrastructure are common in Asia and other regions of the world: Tokyo’s railways and Metro system are privatized, for instance, and a light-rail line in Ottawa is being built by a private company in partnership with the government. But such partnerships are less common in the U.S., in part because there has often been public money set aside for such projects. When there’s not, a strong tax-free municipal-bond market provides incentives for states and cities to borrow money and build on their own. »
Surtout, ce type de contrat ouvre potentiellement de nouveaux marchés pour des investisseurs – en l’occurrence NB Development Group, jeune structure qui gère les projets immobiliers de New Balance. Ceux-ci peuvent y trouver leur compte, à la fois en maîtrisant l’environnement des bureaux qu’ils comptent y installer, mais aussi en y trouvant de nouvelles sources de rentrées financières à travers la promotion immobilière et commerciale.
« Luckily, the private sector *can* afford to build transit. And doing so is becoming a more attractive proposition as Americans move back into urban cores and demand walkable, transit-oriented development. People are demanding better and more access to public transit, driving up the real estate value. It becomes much more attractive to the private sector, to make these kind of investments. »
Bref, un investissement potentiellement très rentable pour la marque bâtisseuse, à la fois directement (nouvelles sources de revenus) et indirectement (renforcement de l’image de marque, qualité de vie des salariés, etc.) Mais qu’en est-il du côté des collectivités et des opérateurs de transport, dans tout cette affaire ?
De New Balance à Gryzzl : une brève histoire de la privatisation
La question se pose en effet de savoir ce que la puissance publique a à y gagner. En regardant au niveau macroéconomique, la réponse semble assez évidente : la collectivité voit son territoire s’améliorer sous ses yeux, sans pour autant débourser un centime (ou presque). Pas d’augmentation d’impôts pour les riverains, pas de dépenses inutiles pour un projet qui risquerait de péricliter… Bref, tout est parfait en ce bas monde ! Seulement, en décryptant tout cela de plus près, on peut s’interroger sur certains aspects d’un tel partenariat. Sur le plan philosophique, d’abord : n’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter d’une telle « démission » de l’autorité publique ? Surtout, et bien que l’opération soit portée par une filiale spécialisée, une entreprise privée peut-elle s’improviser opérateur de transport en quelques années de chantier ? Les retards pris dans le projet bostonien, annonçant que la gare n’ouvrirait qu’en 2016 avec deux ans de retard, montre la difficulté de monter une telle opération – quand bien même l’argent coulerait à flot :
« But building a transit station is harder than it sounds, even for a private organization. Though the station will basically be a “structured shelter,” LeBretton said, the company had to design a center platform, access points, stairways, and an elevator. It had to figure out signal protections that provide the stopping mechanism for the train. It had to conduct rider surveys to ensure that enough people would use the station to justify the extra five minutes that will be added onto farther commutes, since the train usually just passes through Brighton. »
Par ailleurs, certains débats soulèvent des problèmes politiques potentiellement plus « graves » que ces considérations techniques. Ainsi, certains estiment que New Balance a décidé de financer la construction de la gare car autrement, leur projet immobilier aurait potentiellement été refusé par la municipalité… Plus généralement, on peut aussi s’interroger sur le long terme : ainsi, The Atlantic rappelle l’exemple des parcmètres de Chicago, dont la gestion avait été confiée à la firme Morgan Stanley… avec des conséquences désastreuses pour la collectivité, qui ont considérablement rafraîchi ce type de partenariats aux USA.
On peut d’ailleurs en voir la trace dans la pop-culture récente, par exemple à travers la série Parks & Recreation, toujours très en phase avec les mutations de l’urbanisme américain (nous l’avions déjà évoquée ici). Dans sa septième et dernière saison, la ville de Pawnee – où se déroule la série – est aux prises avec la start-up Gryzzl, sorte de caricature absurde des Google et autres Facebook. Les 5e et 6e épisodes évoquent ainsi la mise en place du Wi-Fi dans la ville, entièrement financée par l’entreprise… qui en profite pour exploiter les données privées des citadins de Pawnee, grâce à une clause en petits caractères ajoutée dans le contrat de délégation de service public. Un épisode loin d’être anodin, et qui illustre les inquiétudes qui pèsent dans l’inconscient collectif vis-à-vis de cette privatisation croissante des équipements et infrastructures urbaines…
La fabrique de la ville par les marques : à quel prix ?
Certes, nous évoquons ici des cas et perceptions essentiellement américaines, mais cela ne signifie pas pour autant que ces questions restent muettes en France. De fait, le modèle des PPP a connu de nombreuses dérives en France, souvent pour de grands projets urbains tels que les stades, avec les conséquences que l’on connaît en termes de manque à gagner, voire de nouvelles charges, pour les collectivités. Comme l’explique parfaitement l’économiste
« La ville se privatise. Du moins si l’on en croit le développement des PPP depuis 2004, la mise en concurrence des opérateurs d’aménagement depuis 2005, la généralisation des macro-lots ou le lancement de méga-projets privés. »
Mais cette évolution, quoi qu’on en pense, révèle davantage qu’une simple mutation économique : il faut y voir un véritable glissement dans la « fabrique de la ville », un changement de paradigme qui préfigure en partie la pratique urbanistique de demain :
« Ainsi, la ‘privatisation’ du projet urbain n’est que la partie émergée de l’iceberg qu’est la mutation des modes de production de la ville. Dans ce nouveau paysage de la fabrique urbaine, l’opposition traditionnelle public-privé apparaît de moins en moins opératoire pour analyser les processus à l’oeuvre et en mesurer les conséquences, par exemple sur les formes urbaines. La question clé est celle de la manière dont chaque acteur s’organise pour garder la maîtrise de sa création de valeur et, en particulier, comment le public renouvelle ses modes d’action pour contrôler ce processus de fabrication du projet urbain, devenu très complexe. »
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Cette complexification de la fabrique urbaine rend en effet les grands projets urbains trop lourds à assumer pour les collectivités ou les acteurs urbains « spécialisés ». Dès lors, l’arrivée de compagnies privées et étrangères aux questions urbaines n’a rien de vraiment étonnant, et s’avère presque salvatrice en termes de finances publiques. Les cas récents se multiplient, qu’il s’agisse de la « ville-Facebook » rêvée par Zuckerberg, ou du « parc d’attraction » imaginé par la marque de vêtements Urban Outfitters. Mais cela soulève en nous trop d’interrogations et de scepticisme pour que l’on s’en satisfasse. La contractualisation de tels rapprochements, au sein de PPP ou d’autres partenariats qui restent à définir, se révèle éminemment complexe et trop souvent mal goupillée. Prenons un exemple trivial, concernant la place du numérique de la ville de demain. Il est presque impossible de savoir quels seront les technologies qui émergeront d’ici cinq, dix ou quinze ans ; or, les délégations de service public et autres concessions de mobilier urbain courent souvent sur vingt ou trente ans. Dès lors, comment s’assurer de la pertinence d’un contrat de délégation de service public sur le long terme, alors qu’ils sont presque « obsolètes » au moment où ils sont signés ?
Nous avions évoqué cette question dans l’une de nos « chroniques des villes agiles« . Dans le cas de la gare New Balance, cette turpitude se pose en des termes assez similaires : comment être certains que l’équipementier assurera une qualité de service sur le long terme, quand bien même sa stratégie d’implantation évoluait, ou pire, si l’entreprise faisait faillite ? C’est en effet là un risque que l’on ne peut ignorer (le fiasco du projet Jeune Rue, à Paris, est à ce titre révélateur). Et si l’on fait toute confiance à la marque pour continuer à vendre des chaussures quelques années encore, rien ne dit qu’elle ne faillira pas à sa mission d’opérateur de transport… Que deviendrait alors la gare, dans ce scénario du bad trip ? Certes, on pourrait nous reprocher d’être des oiseaux de mauvaise augure, et d’imaginer le pire plutôt que de se réjouir que de tels partenariats existent. Mais, en urbanisme comme en affaires, prudence est mère de sûreté. Alors, quand les deux viennent à s’entremêler…
Ce n’est pas nouveau que les entreprises se chargent de penser des pans de la ville pour le confort de leurs salariés. La privatisation de l’espace public existait déjà au début du 20 ème siècle quand Siemens se payait aussi sa gare à Spandau à l’ouest de Berlin pour les salariés qui n’habitaient pas sur place. La gare est aujourd’hui abandonnée, les appartements en revanche patrimonialisés. Ce qui conforte vos pronostics pour le devenir de celle de NB à Boston.
Oui, c’est très vrai ! Je ne connaissais pas cet exemple, merci. On peut même remonter aux corons, comme le fait cet article sur la « ville-Facebook » : http://blogs.rue89.nouvelobs.com/deja-vu/2015/02/26/avec-la-zee-ville-de-facebook-zuckerberg-reinvente-les-corons-234289 Comme d’habitude, on réinvente de vieilles recettes ; c’est davantage leur multiplication qui interroge, ainsi que leur contractualisation…