L’année 2014 serait donc « l’année zéro » de la Smart City, selon un tout récent rapport du bureau d’analyse IDC Government Insights. « Enfin ! », aimerait-on ajouter, tant la ville intelligente nous est promise depuis belle lurette (nous l’avions d’ailleurs mesuré lors de notre bilan 2013). Autant dire que nous étions à deux doigts de ranger cette étude au placard des arlésiennes du numérique…
Loin de nous l’idée de contredire ces prophéties valeureuses – bien qu’on reste sceptique sur certains chiffres sortis de leurs chapeaux, en particulier ce « 15% de villes » qui entameraient leur transition vers le Smart cette année –, mais il nous semblait utile de ramener sur terre quelques unes de ces belles annonces.
Inutile de revenir sur le caractère chimérique des technologies urbaines ; d’autres s’en sont parfaitement chargés. Concentrons-nous plutôt ici sur la relation parfois difficile qu’entretiennent les villes intelligentes à l’égard de leurs administrés… ou plutôt, sur la relation qu’elles n’entretiennent pas le moins du monde.
Co-création assistée
De nombreux professionnels du secteur, gouvernants et dirigeants ont aujourd’hui admis ce principe fondateur : la ville ne peut pas se construire sans le citadin, et c’est évidemment valable pour la ville intelligente, qui n’est finalement qu’une micro-fraction de toutes les réalités qui composent un territoire.
Des personnalités telles que Carlo Ratti (SENSEable City Lab) ou Carlos Moreno (Cofely Ineo) s’évertuent à le marteler de conférences en conférences, et le message semble avoir réussi à passer au niveau des décideurs et porteurs de projets. Malheureusement, ce principe en reste régulièrement au discours de façade, à un artifice communicationnel parfois sincère mais souvent dénué de substance.
Ceci s’explique, d’une part, par une tradition séculaire des grands opérateurs, qui préfèrent volontairement ne pas avoir à faire avec les citadins. La crainte est évidemment celle d’une « ville Doctissimo », où chacun donne son avis sur tout dans un bordel préjudiciable à la cohérence de l’ensemble… Cette peur est d’ailleurs quelque peu légitime, tant les démarches collaboratives peuvent se révéler d’importants boulets sur certains projets.
Preuve par l’exemple
Mais cette raison se révèle l’arbre qui cache la forêt. En réalité, il manque aujourd’hui aux villes intelligentes de véritables outils et processus permettant aux citadins de mieux les appréhender, de se familiariser avec ces nouveaux objets numériques, de les dompter pour finalement mieux les utiliser.
Et nous ne parlons pas ici des processus de co-création précédemment évoqués, qui mériteraient un soin spécifique tant la compréhension des mécanismes de la ville numérique s’avèrent obscure pour nombre de nos concitoyens. Cela pourra donc faire de l’objet de réflexions spécifiques sur ce blog ou ailleurs.
Non, la forêt ici tapie dans l’ombre est celle de l’appréhension effective de la ville intelligente par les citadins, autrement dit la capacité des citadins à « ressentir » les changements opérés par tel ou tel programme Smart. Comment en effet rendre tangible cette ville numérique, par nature invisible aux yeux du citadin lambda ? Les porteurs de projet n’ont pas trouvé, à l’heure actuelle, de réponse satisfaisante à cette épineuse interrogation.
Pour l’instant, seules les mesures quantitatives peuvent servir cet objectif. Mais la ville numérique est-elle vraiment rendue plus palpable, plus « appréhensible », en expliquant que tel réseau de transport « fonctionne 2,76% plus vite » ou que les pollutions carbone « ont chuté de 0,23 mg/jour » ?
C’est évidemment une caricature, mais le fait est là : ces seuls indicateurs d’efficacité ne peuvent suffire à rendre la ville numérique plus réelle. Et ce n’est pas parce qu’une mesure est prétendument objective qu’elle fais sens pour celui qui l’entend.
Un retour sur investissement citoyen
En réalité, il manque à la ville intelligente une sorte de « retour de force », c’est-à-dire « le retour d’un effet sur le dispositif qui lui a donné naissance » – dans le cas qui nous concerne, sur le citadin lui-même. Car les décideurs ont tendance à l’oublier, mais le citadin est le premier nutriment de la Smart City.
D’abord, parce que ce sont ses données personnelles qui, agglomérées à l’échelles d’une métropole, font vivre et tourner ce schmilblick numérique. Ensuite et surtout parce que ce citadin est aussi un contribuable, et que la Smart City est un investissement urbanistique sur lequel il n’a pourtant que trop rarement son mot à dire.
Un habitant de la ville numérique doit donc pouvoir ressentir l’impact de ces changements, et pas seulement les lire dans un communiqué de presse. C’est là qu’intervient notre « retour de force ».
Les amateurs de jeu vidéo connaissent bien ce concept, puisque la plupart des manettes sont aujourd’hui équipé d’un vibreur permettant de « matérialiser » tel ou tel événement dans le jeu (un poteau dans un jeu de foot, les battements de cœur d’un avatar blessé, un coup fatal, etc.).
Notons qu’il s’agit là d’une définition abusive du retour de force à proprement parler, « le véritable retour de force comportant la rétroaction d’une force de résistance à l’utilisateur et non pas une simple stimulation ». Néanmoins, cette première piste reste intéressante.
Elle se rapproche de ce que nous évoquions dans un article sur la place à accorder au « design urbain » dans la revue M3 n°6, éditée par le Grand Lyon, que vous pouvez consulter ici en version .pdf. Une volonté que l’on pourrait résumer par cette citation d’Adam Greenfield, mentionnée par Nicolas Nova dans un article sur un sujet proche (la visualisation des ondes Wi-Fi, par définition invisibles) :
« Dans la ville en réseau, du coup, il règne un besoin pressant de traducteurs : des gens capables d’ouvrir ces systèmes occultes, de les démystifier, d’expliquer les implications de ces technologies qui conditionnent nos vies et notre environnement urbain. Cela va devenir la préoccupation première des urbanistes et des technologues dans le futur proche. »
Le réel en réécriture
Dans notre article pour M3, qui partait précisément de cette citation, nous avions notamment pris pour témoin le projet « Nuage vert« , et plus spécifiquement sa version originelle, montée à Helsinki en 2006. Le projet se définit comme une expérimentation artistico-militante, conçue par le collectif HeHe, grâce à laquelle les consommations énergétiques de la ville se voyaient matérialisées sous la forme d’un nuage vert de taille variable et visible par tous.
Une manière astucieuse, et dans le même temps percutante, de rendre compte d’une réalité invisible, mais aussi et surtout de l’impact du citadin sur cette réalité – le nuage évoluant en temps réel en fonction des consommations.
Certes, il ne s’agit au final que d’une représentation visuelle d’indicateurs de performance dont on a vu plus haut la vacuité relative. Mais l’intérêt réside ici dans la capacité de ce visuel à traduire de manière limpide la concrétude des pratiques des citadins – le nuage grossit si tout le monde éteint ses lumières, par exemple. Il s’agit donc de s’en inspirer, dans notre quête d’un « retour de force » urbanistique.
Du Smart plein les mains, plein les yeux, plein le nez
Pour l’heure, ces solutions visuelles – sorties d’infographies à l’échelle 1:1 – forment une première étape à ne pas négliger. Mais pour aller plus loin, on préférera explorer les pistes de solutions que nous proposent, par exemple, les manettes de jeu vidéo incluant les systèmes de retour de force évoqués ci-avant.
Il s’agira donc de traduire ce « ghost in the field« , comme l’appelle Nicolas Nova, avec des interfaces et des médias ne reposant pas uniquement sur des aspects visuels. Le toucher est, a priori, l’un des sens les plus intéressants à exploiter. On s’inspirera de certaines créations, telles que ce « bâton de source Wi-Fi », pour concevoir des produits permettant de rendre le numérique plus palpable.
On peut par exemple imaginer un bracelet se serrant sur le poignet à l’approche d’un capteur, de manière à prévenir son porteur qu’il entre dans une zone de « recueil » de datas (à l’instar du Boulevard connecté à Nice). Plus prosaïquement, cela peut évidemment se « limiter » à une vibration sur le téléphone, exactement comme sur les manettes, ce qui existe déjà d’ailleurs sur certaines applications.
On pourrait aussi utiliser d’autres sens, tels que l’odorat. Pourquoi ne pas donner une odeur aux espaces digitaux, à l’instar des boulangeries du métro auxquelles on confère un parfum de pain chaud pour attirer le chaland ? De même, certaines zones bardées de capteurs pourraient être signalées par une fragance spécifique.
Nous avions déjà évoqué l’exemple du jeu vidéo Doom et son effrayant sonar à monstres invisibles. Pourquoi ne pas aller encore plus loin, par exemple avec un ultrason ne pouvant être perçu que par les plus jeunes, de manière à les éloigner de capteurs avides de leurs données les plus intimes ?
C’est évidemment une vision peu réjouissante de la ville numérique… mais ce choix est assumé, comme nous le verrons par la suite, dans la lignée du « design friction » que nous proposions fin 2013. Plus généralement le marketing sensoriel, dont les vices sont aussi nombreux que les vertus, pourrait nous être d’une grande aide pour sortir des logiques purement visuelles qui prédominent aujourd’hui.
Palpitations numériques
Mais ce type d’interfaces et d’objets se contenteraient de faire ressentir l’invisible. Il faut aller plus loin, et que le citadin puisse éprouver clairement sa contribution à l’intelligence urbaine. Par exemple, comment rendre limpide l’apport de ses données personnelles dans l’efficacité améliorée des réseaux de transports ?
L’enjeu n’est pas simplement de l’aider à « apprivoiser » la Smart City : il s’agit de lui permettre de savoir en quoi sa vie quotidienne s’inscrit dans un écosystème d’infrastructures connectées sur lesquelles il n’a pas la main, et qu’il contribue pourtant à faire vivre.
Saluons à ce titre le travail de certains acteurs pourtant non directement impliqués dans le sujet, et qui fournissent souvent plus d’effort que les porteurs de projet Smart. L’exemple du jeu vidéo Watch Dogs, développé par Ubisoft, et son avatar marketo-cartographique We Are Data, en sont de superbes exemples, qui auront permis au citadin lambda de mieux comprendre la Smart City que ne l’auraient fait des communiqués plus institutionnels.
Preuve, s’il en fallait, que le médium ludique est une interface de premier choix pour transmettre des valeurs et idées complexes.
Vers un bracelet de force numérique
On peut s’amuser à prolonger les précédents exemples jusqu’à l’absurde. Le bracelet intelligent précédemment évoqué pourrait par exemple se desserrer uniquement si le citadin accepte de transmettre ses données personnelles. Ou pire, que celui-ci ne se desserre qu’une fois ses données traitées et utilisées par telle ou telle infrastructure de la Smart City.
C’est, là encore, une option plutôt dystopique que nous proposons ici… Il devrait être possible de trouver des utilisations moins… perverses, dirons-nous, mais qui produisent des effets et sensations analogues. N’hésitez pas, d’ailleurs, à proposer les vôtres en commentaire.
L’objectif de ces exemples, qu’on pourrait dérouler à l’infini avec force créativité, reste finalement assez simple : produire des objets, vêtements, interfaces, mediums voire gameplays qui permettront aux citadins de véritablement comprendre le sens de leur action, même passive, dans l’écosystème des intelligences numériques.
A l’heure où le Smart s’érige en religion, avec ses prophètes et ses prédictions, cette vision volontairement « laïcarde » mérite selon nous d’être défendue. Il en va du bon fonctionnement de cet écosystème. Mais aussi et surtout d’une urgence banalement humaniste : ne pas laisser une nouvelle fois le citadin lambda au ban des utopies qui gouvernent sa vie quotidienne.
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