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Quel urbaniste veut la peau de Roger Rabbit ?

Le 11 juin 2020 - Par qui vous parle de , , , dans , , parmi lesquels , , ,

Hommage à l’âge d’or du cinéma d’animation américain, le long-métrage de Robert Zemeckis est aussi un grand film d’urbanisme. 

L’air désabusé, Eddie Valiant descend les marches qui mènent au bureau de R.K. Maroon, le célèbre producteur de dessins animés d’Hollywood. Chapeau vissé sur son crâne dégarni, la gorge réchauffée par quelques rasades de whisky, le détective privé s’engage dans l’allée principale des studios. Ce n’est pas l’effet de l’alcool qui lui fait croiser un pélican à vélo, des balais qui s’activent tous seuls ou une hippopotame en tutu : ces personnages d’animation sont bien réels, acteurs embauchés au cachet par les différentes boîtes de production de Los Angeles. En cette année 1947, l’un des plus célèbres de ces toons s’appelle Roger Rabbit.

Eddie est à présent dans la rue. Un tramway rouge arrive, notre héros presse le pas pour le prendre. Mais arrivé face au contrôleur, il n’a d’autre ressource pour payer son billet qu’un chèque que vient de lui remettre R.K. Maroon. Econduit par le traminot, le détective décide de resquiller en allant s’asseoir avec des gosses des rues sur le pare-choc arrière du véhicule. “Hé monsieur, vous n’avez pas une voiture ?” lui lance un des gamins. “Une voiture à Los Angeles ? s’étonne Eddie. Mais on a le meilleur système de transports publics du monde !”

“On cruise à 20 à l’heure comme dans les rues de Crenshaw”

En apparence anodine, cette scène située au tout début de “Qui veut la peau de Roger Rabbit ?” plante en fait l’un des enjeux cruciaux du film. S’il est un hommage appuyé à l’âge d’or d’Hollywood et du cinéma d’animation américain, le long-métrage de Robert Zemeckis, sorti en 1988, porte également tout un discours sur la ville. Derrière la parodie de film noir et les gags hilarants d’un lapin de cartoons frappadingue, il est aussi question d’aménagement du territoire, de concurrence entre différents modes de transport et de la privatisation rampante des villes. Une portée urbanistique qui avait largement échappé à l’enfant que j’étais lorsque j’ai découvert ce film…

Meilleure déco de bar : la map du tram

Revenons à l’arrière du tramway rouge. Juste après qu’Eddie Valiant a vanté la qualité de ce service de transports, un nouveau plan montre un dépôt de trams, dont l’enseigne “The world finest public transportation system” se voit recouverte d’un panneau “Now a Cloverleaf industry”. En quelques secondes, on comprend que la société exploitante a changé de mains et on ne va pas tarder à en mesurer les conséquences. Eddie entre en effet au  “Terminal Station Bar”, un troquet situé à l’intérieur même du dépôt. Là, il croise Earl, un traminot en tenue, qui gît ivre mort sur une table. “Réduction d’effectifs, ils l’ont viré avec deux semaines de paie”, explique-t-on à Eddie. “Sans blague, ils ont racheté les bus rouges (une confusion entre tramways et trolleybus est entretenue tout le long du film)?” s’étonne le détective…

Un tramway nommé délire

On pourrait alors penser que le film va prendre un virage social et interroger les drames humains qui se nouent derrière la concentration de grands groupes industriels. Mais comme on n’est pas dans un Ken Loach, en fait, non. En revanche, cette histoire de rachat des tramways rouges – exploités en réalité jusqu’en 1961 à Los Angeles par la compagnie Pacific Electric – va bien être un des ressorts scénaristiques essentiels du film. Car après moult péripéties, notre détective privé va découvrir que cette opération de fusion-acquisition cache en fait un projet bien plus vaste : un complot baroque visant également à mettre la main sur Toonville, la ville où résident tous les personnages de dessin animés, pour y faire passer une autoroute.

Epic ride

Autoroute, c’est quoi autoroute?” demande un Eddie incrédule alors que, comme dans tout bon film noir, le pot aux roses s’apprête à être dévoilé à la fin de l’intrigue. Le terrifiant juge Doom, le méchant de l’histoire, se lance :

“Huit voies d’asphalte miroitante jusqu’à Pasadena : rapide, sûre et fluide, de quoi faire des embouteillages une chose du passé ! Bientôt on verra une rangée de stations d’essence, quelques motels bon marché, des restaurants qui servent des plats tout prêts, des stands d’exposition automobile, des rechanges de pneus et des panneaux visibles jusqu’à l’horizon !” “Mais, et les bus rouges à 5 sous”, objecte le détective. “Ils prendront leur voiture, ils y seront forcés : vous voyez, j’ai acheté les bus rouges pour les faire disparaître”, révèle Doom.

Le détective aurait pu se douter de ces noirs desseins dès le début du film. Au moment même où il vit le panneau “Cloverleaf” être hissé sur la façade du dépôt de tramways. Car celui-ci recèle deux indices. D’abord le nom l’entreprise, dont le juge Doom est en fait l’unique actionnaire, qui peut certes être traduit par “feuille de trèfle” mais qui fait surtout référence à un “cloverleaf interchange”, c’est-à-dire le modèle classique d’échangeur autoroutier doté de quatre anneaux. Breveté en 1916, il se développera surtout à partir des années 1930 aux Etats-Unis mais aussi en Europe, où le premier échangeur sur ce modèle sera construit… en plein centre de Stockholm. Une fois qu’on sait ça, le deuxième indice – le logo de l’entreprise fictive – apparaît comme une évidence : il devient difficile d’y voir un trèfle plutôt qu’un échangeur autoroutier.

Pas connu pareille épiphanie depuis le C dans le logo de Carrefour     

Une entreprise qui rachète des compagnies de tramways pour mieux les faire fermer et forcer secrètement les citoyens à se convertir à l’automobile : pure fiction ? Pourtant, cette théorie du complot existe réellement aux Etats-Unis où on la nomme communément le “Grand scandale des tramways américains”.

Pour faire court (mais pour plus de détails, vous pouvez lire cet article du Guardian), elle prend racine dans les années 1940 et 1950 après qu’une seule et même société, National City Lines, eut racheté les compagnies de transports en commun de quelque 25 grandes villes américaines. Derrière ce nom innocent se cachaient en fait des investisseurs tels que les constructeurs General Motors et Mack Trucks, les pétroliers Standard Oil of California et Phillips Petroleum ou encore le fabricant de pneus Firestone. Sur le papier, pas vraiment des amis du rail…

Cimetière de tramways en 1956

Et justement, dans les deux décennies qui ont suivi, là où opérait National City Lines, les lignes de tramway ont peu à peu été fermées au profit de lignes de bus à moins bonne qualité de service. De cette coïncidence est née l’idée d’un complot délibéré destiné à tuer les transports en commun sur rails. Une théorie mise en lumière en 1974, devant le Sénat américain, par un avocat anti-trusts nommé Bradford Snell, pour qui “la destruction par General Motors des transports en commun électriques dans tout le pays ne laissa d’autre choix à des millions de citadins que de se tourner vers l’automobile”.

En fait, la réalité est bien plus nuancée que cette séduisante théorie du complot. Comme l’explique très bien un article de Citylab, la concurrence entre bus et tramways était déjà en vigueur avant même la Première guerre mondiale. Et c’est dès les années 1920 que s’est amorcé le déclin des tramways, à mesure que leur coût d’exploitation devenait de moins en moins compétitif face à celui de lignes de bus dont la technologie, dans le même temps, ne cessait de s’améliorer. En parallèle, à mesure que l’automobile se développait, la demande générale de transports en commun diminuait, ce qui acheva de faire la bascule d’un système coûteux – les tramways – à un autre qui l’était moins – les bus. “General Motors a simplement tiré profit d’une tendance économique qui était déjà bien enclenchée, une tendance qui se serait poursuivie avec ou sans l’intervention de General Motors”, résume l’historien des transports Cliff Slater.

Du paradis pavillonnaire à l’enfer de la ville privée

Quoiqu’il en soit, en s’inspirant du “Grand scandale des tramways américains” pour son intrigue, “Qui veut la peau de Roger Rabbit ?” s’affirme comme un film critique sur la propriété et l’aménagement urbains. Car la problématique dépasse largement la seule question des transports en commun : c’est toute la fabrique de la ville qui est concernée. Et pour cause, les deux sont intimement liés, ce que le long-métrage vient rappeler par petites touches. Par exemple avec ce panneau d’affichage immobilier aperçu dans un second plan nocturne : “Homes Hollywoodland Reality CO. View Lots” auquel est adjoint le logo de… Cloverleaf !

“Gamos sur les Champs, j’lai pas louée”

Car avant de s’intéresser aux transports en commun, Cloverleaf est apparemment une société de promotion immobilière, qui commercialise des lotissements pavillonnaires en grande banlieue.“Ils rachètent d’abord les bus rouges, puis ils veulent mettre la main sur Toonville, j’pige plus…” s’étonne Eddie Valiant dans le film. Bouge pas Eddie, on t’explique. Dans l’histoire urbaine des Etats-Unis, le développement des suburbs et celui des transports en commun fut souvent le fait de mêmes opérateurs privés. A Los Angeles, le fondateur de la Pacific Electric, Henry Huntington, était également un magnat de l’immobilier. Propriétaire d’un nombre incalculables de terrains dans le sud de la Californie, Huntington y fit pousser des lotissements comme des champignons. Une ville du comté d’Orange porte même son nom : Huntington Beach, que les Américains connaissent mieux sous son surnom de Surf City. Située à 56 km du centre-ville angelino, Huntington Beach, comme tant d’autres banlieues développées par le promoteur, pût évidemment compter sur une ligne de la Pacific Electric pour son attractivité. Tu vois le topo, Eddie ?

Bienvenue à Bagnoland

Dans “Qui veut la peau de Roger Rabbit ?”, la ville est une marchandise et la question de sa propriété est inlassablement posée. A travers l’inquiétant personnage du juge Doom, donc, mais aussi celui de Marvin Acme, que l’on peut voir comme son double souriant. Et même plus que souriant : franchement rigolard, puisque l’on parle ici de l’inventeur fictif des gadgets ACME, sources de tant de gags dans les dessins animés de la Looney Tunes. Marvin Acme a fait fortune avec son empire du rire et il est le propriétaire de Toonville, la ville jumelle d’Hollywood où vivent les toons. Un des enjeux du film sera justement de retrouver son testament, dans lequel il lègue Toonville à ses habitants. En creux, on comprend que les personnages de dessin animés vivent dans une ville qui ne leur appartient pas et dont on doute qu’ils aient leur mot à dire sur son administration.

De quoi Toonville est-elle le nom ?

Qu’est-ce que Toonville, exactement ? Une ville à part, un cité d’étranges étrangers, qui, pendant la majeure partie du film, n’est qu’évoquée ou suggérée, à chaque fois, avec un parfum de souffre. Dès la première scène, Eddie Valiant se fait catégorique: “Je ne travaille pas à Toonville”. Plus tard, le même, frissonnant : “Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi près de Toonville…” Quant au juge Doom, il campe à sa manière un portrait-robot des lieux : “Depuis que j’ai Toonville sous ma juridiction, mon seul et unique but a été de réfréner les excès de la folie”. Ambiance.

Une ville pas si animée que ça ?

Une ville séparée du reste de la ville, donc, où ne vit qu’une seule catégorie de citoyens, tenue à distance du reste de la cité : cela s’appelle un ghetto. Dans le contexte des Etats-Unis au mitan du XXe siècle qu’est celui de “Qui veut la peau de Roger Rabbit?”, difficile de ne pas penser à la ségrégation raciale. Elle était alors prégnante et demeure, aujourd’hui encore, un paramètre majeur de l’ordre spatial de la ville américaine. La récente mort de George Floyd à Minneapolis a remis en lumière cet état de fait à travers de nombreuses publications. Nous recommandons notamment ce passionnant article de Citylab, qui explique comment la ville du Minnesota reste façonnée par les avenants raciaux ajoutés dans de nombreux actes de vente de biens immobiliers au début du siècle dernier.

On finira par découvrir Toonville dans le dernier tiers du film. Pour y accéder, on emprunte un long tunnel routier dont l’entrée est surmontée d’un portrait de Félix le Chat. Après avoir roulé plusieurs centaines de mètres ou quelques dizaines de secondes, au moment où l’on ne sait plus bien si le temps et l’espace veulent encore dire quelque chose, un rideau rouge apparaît, se lève et le visiteur est accueilli par une puissante lumière, des arbres qui dansent et une chanson débile.

Belle montée de MD pour Eddie Valiant

Toonville se présente comme une ville dont l’essence même est toon. La moindre de ses composantes – bâtiment, ascenseur, etc. – est un dessin animé en soi et en porte les attributs : en perpétuel mouvement, volontiers fantasque et bien souvent anthropomorphe. C’est une ville démente, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, décalque parodique de la cité des Hommes tout en étant dotée de sa vie propre. C’est un double de la ville réelle parfois au plan près. On retrouve ainsi dans Toonville une contre-allée sombre avec des poubelles, topos traditionnel du film noir, exactement comme on a pu en voir une autre, plus tôt dans le long-métrage, dans la ville des humains.

Si de prime abord Toonville semble la moins vraie des deux villes, elle qui crie son  artificialité délirante à tout rompre, est-ce vraiment le cas? Après tout, avec ses décors clichés, ses personnages au look sur-vintage, ses véhicules d’époque immanquablement rutilants, sa photographie particulière, le Los Angeles des Forties campé dans le reste du film n’est guère moins factice. A bien des égards, on se croirait dans des tableaux de Norman Rockwell ou d’Edward Hopper. On pourrait dire que c’est logique pour une ville recréée à des fins cinématographiques, qui plus est dans un film sur le cinéma. Mais n’est-ce pas également le lot de Los Angeles hors des oeuvres de fiction?

Gogo-gadgeto-gratte-ciel

Nous reviennent ainsi les lignes de Jean Baudrillard à propos de Disneyland, royaume des toons par excellence : “Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel alors que tout Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels mais de l’ordre de l’hyperréalité et de la simulation.” Mais encore : “Disneyland est là pour cacher que c’est le pays réel qui est Disneyland (un peu comme les prisons sont là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral).

Aussi, quand à la fin du film, les toons franchissent le mur brisé des studios Acme – il y aurait beaucoup à dire sur cette symbolique qui rappelle la théorie du quatrième mur –  et quittent Toonville pour Los Angeles, est-ce l’imaginaire qui s’invite dans le réel ou bien le réel qui est devenu tellement imaginaire qu’il est à présent capable d’absorber complètement ces personnages d’animation?

De l’autre côté, la RDA

Enfin, c’est peut-être encore le juge Doom qui est le plus à même de trancher le débat sur la réalité de Toonville. Avec une réponse en négatif : Toonville est bien réelle puisqu’elle peut être détruite. C’est à cette fin que le méchant du film a inventé la “trempette”, un mystérieux produit capable d’anéantir tout ce qui est toon. Il en dispose de 20 000 litres, qu’il s’apprête à diffuser à l’aide d’une machine de guerre pour “trempetter Toonville”. Le voilà prêt à commettre un urbicide.

Pour mémoire, ce concept forgé pendant la guerre de Yougoslavie, notamment autour du siège de Sarajevo, désigne “les violences qui visent la destruction d’une ville non en tant qu’objectif stratégique , mais en tant qu’objectif identitaire”, comme le rappelle la géographe Bénédicte Tratjnek. Et en l’occurrence, concernant Sarajevo, “comme si la ville était l’ennemi parce qu’elle permettait la cohabitation de populations différentes et valorisait le cosmopolitisme”.

C’est donc ça le monde réel ?

Ce n’est pas simplement pour réaliser son projet d’autoroute que le juge Doom cherche à détruire Toonville, c’est aussi pour mettre fin à tout ce que cette cité représente de différent et de subversif dans son urbanité (dans les deux acceptions du mot). Son plan n’a pas été à son terme. Dans le monde réel, en revanche, l’automobile a bel et bien détruit une certaine urbanité de Los Angeles. Un monde perdu représenté par les tramways rouges de la Pacific Electric et dont “Qui veut la peau de Roger Rabbit?” formule la plus belle des élégies.

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