L'observatoireArticles

[rebonds] Ville & jeux vidéo : le game design est un urbanisme comme les autres

Le 17 décembre 2012 - Par qui vous parle de , , , , dans parmi lesquels ,

Ce n’est une nouvelle pour personne : la ville occupe une place de choix dans le paysage vidéoludique. L’équation de départ est des plus basiques :

  1. Depuis leur origine, les jeux vidéo se nourrissent des représentations urbaines qui constituent leur époque.
  2. Avec l’amélioration des processeurs et la professionnalisation du secteur, les imaginaires vidéoludiques se sont progressivement densifiées, pour finalement irriguer à leur tour les sphères urbanistiques (sur le sujet : Si les gamers cartographiaient le monde)

Résultat : les jeux vidéo peuvent être une source d’inspiration pour nous autres urbanistes. Toutefois, cela implique de comprendre la manière dont les jeux vidéo représentent la ville, avec pour objectif de séparer le bon grain de l’ivraie…

Car les représentations urbaines dans les jeux vidéo sont souvent relativement décevantes : en ne s’appuyant que sur les représentations les plus prégnantes d’une époque donnée, et faute de meilleure culture urbanistique, elles tendent à caricaturer la ville sans forcément prendre de recul.

On retrouve par exemple la présence régulières de teubotopies, dans les univers fantastiques comme dans les jeux les plus « réalistes », à l’image des arcologies dans Sim City 2000, succédanés de monades urbaines et autres fermes verticales.

C’est précisément sur ce sujet que nous avons été invité à la journée City Game #2, organisée à Nantes la semaine dernière. L’occasion de présenter notre panorama de ludotopies (= les représentations urbaines dans les jeux vidéo).

Cette présentation reprenait la trame utilisée dans notre série de chroniques pour la Gaîté Lyrique, qui exploraient les quatre grands archétypes des villes vidéoludiques (les six épisodes à retrouver ici : Introduction / Ville décor / Ville simuléeVille étapeVille plateforme / Ville jouable)

Pour rappel, cette trame s’inspirait directement de celle présentée par Erwan Cario et François Bellanger lors de l’atelier Transit-City consacré aux jeux vidéo.

La conférence nous aura surtout permis de rencontrer Jonas Kaloustian, professeur en game design, « un terme touche-à-tout pour parler du processus de création de jeux vidéos, et de l’univers et de la démarche professionnelle qui y sont liés. »

Son intervention particulièrement riche résonnait efficacement avec notre rapide introduction, en démontrant notamment pourquoi les villes vidéoludiques sont si frustrantes à parcourir, car souvent trop réduites à quelques fonctionnalités précises (en particulier dans le cas des « villes étapes »)

Exemple avec Athkatla dans le jeu de rôle Baldur’s Gate II (2000) : la capitale est censée abriter 130 000 habitants, mais on ne peut pourtant visiter qu’une petite cinquantaine de lieux aux fonctions bien définies (taverne, marchand, port, etc.)

Cette limitation drastique des lieux praticables n’est pas nécessairement lié à la puissance des processeurs. Ainsi, la Citadelle de Mass Effect (2007) compte 13 millions d’habitants mais n’offre pourtant que quelques quartiers visitables.

Surtout, cette réduction va à l’encontre d’une dérive permise par d’autres types de jeux, dignes représentants de la ville plateforme (les GTA-like et autres jeux dits open-world), dans lesquels la métropole est une héroïne à part entière.

Une ambition louable, mais qu’il faut néanmoins nuancer : malgré leurs vertus, ces jeux peinent à offrir une véritable expérience urbaine, notamment en raison des limites de l’intelligence artificielle. Conclusion ?

Si la ville dans le jeu solo est condamnée à ne rester qu’un simulacre, ce n’est pas le cas du jeu en ligne qui offre (en partie) une réponse aux lacunes de complexité urbaine qui fondent le jeu solo. Ce faisant, Jonas Kaloustian propose une analogie : la véritable ville vidéoludique n’est pas celle que l’on croit…

En effet, quoi de plus représentatif de l’expérience urbaine (par définition fondée sur la pluralité des interactions permises par la densité des habitants) qu’une communauté de jeu en ligne ? Une analogie somme toute évidente : on se souvient par exemple de Jean-Louis Missika expliquant que la ville est un jeu massivement multijoueur.

En poussant l’analogie plus loin, Jonas Kaloustian invoque une intéressante typologie de joueurs, proposée dans les années 90 par Richard Bartle, et destinée à comprendre les différents types d’utilisateurs de jeux en ligne multijoueurs (MMO pour Massively Multiplayer Online game)

Cette typologie distingue quatre grands profils de joueurs, en fonction du type de comportement (agir / interagir), et du destinataire de ces interactions (l’univers du jeu / les autres joueurs). Il en découle donc les profils suivants (plus d’infos ici et ) :

  • Killer (Tueur) : les Tueurs sont ultras compétitifs. Leur principal plaisir est de battre les autres joueurs. Ce type de joueur aime être reconnu, et vise les premières places des classements.
  • Socializer (Social) :  un Social recherche le contact et la coopération. Ils sont souvent très impliqués dans les guildes et clans. À l’inverse, il ignorera certainement de nombreux éléments concernant le jeu en lui-même, les armes, les missions etc.
  • Explorer (Explorateur) : un Explorateur acquiert, avec le temps, une connaissance parfaite du jeu. Un explorateur voudra tout connaitre sur le jeu. Par ailleurs, il aura une connaissance parfaite du scénario et de tout les éléments de background.
  • Achiever (Collectionneur) : un Collectionneur veut finir le jeu. Il veut avoir tous les objets, avoir tous les types de personnages possibles, avoir battus l’ensemble des boss dans tout les modes, etc.

A chaque profil correspond donc une série de comportements dominants, ainsi recensés par Amy Jo Kim :

Pour affiner son modèle, Bartle a en outre proposé une troisième variable, lié à la conscientisation de l’acte réalisé. Ce qui nous donne ça…:

Ça paraît compliqué mais c’est en réalité relativement simple… Il existe donc huit profils dans cette version affinée : le Friend, le Griefer, le Hacker, le Networker, l’Opportunist, le Planner, le Politician et le Scientist. On aura du mal à vous expliquer dans le détail, mais les noms sont en théorie suffisamment compréhensibles en l’état.

Ce que dit surtout Bartle à travers ce mapping, c’est qu’il existe un cycle de vie inhérent à tout univers en ligne, et dépendant du type de joueurs qui s’y déploient. La version complète donne le tournis, on se contentera donc de vous proposer le diagramme suivant en vous invitant à aller sur cette page pour de plus amples informations :

Selon ce graphe, tous les joueurs commencent soit Griefer (c’est-à-dire par vouloir dominer les autres joueurs), soit Opportunist (exploitant intentionnellement les opportunités du jeu pour progresser) ; et surtout, ils finissent forcément Friend (retournant dans le jeu uniquement pour le réseau social) ou Hacker (maîtrisant suffisamment le jeu pour le manipuler et l’augmenter, par exemple en créant des mods spécifiques).

Cela suppose donc de penser le game design en fonction de ces comportements, non seulement au début du jeu mais dans toute sa durée de vie ! Autrement dit, d’offrir des éléments ludiques à chacun des comportements existants…

Tout cela devient véritablement stimulant lorsqu’on reprend l’analogie initiale de Jonas Kaloustian (les communautés onlines sont de véritables villes, et les citadins des joueurs à part entière). Dès lors, pourquoi ne pas tenter d’appliquer cette typologie aux interactions dans la ville ? Et plus précisément, à la question de l’implication dans la gouvernance urbaine ?

Par exemple, un citadin interagissant avec l’espace urbain de manière implicite serait une as de la sérendipité, qui profite d’opportunismes pour naviguer dans la ville. De même, le Hacker serait un citadin suffisamment connaisseur de son environnement, qui en vient donc à le manipuler : quelle coïncidence, c’est justement la définition de l’Hacktiviste urbain ! Un dernier exemple pour la route : un citadin agissant de manière implicite pour dominer les autres est un connard, communément appelé Automobiliste (haha). Et caetera, et caetera.

Evidemment, on peut aussi exploiter la trame en 2D, plus simple d’accès :

  • le Killer est un citadin qui souhaite imposer son avis aux autres : on connaît tous un relou qui confisque le micro pendant les réunions de concertation…
  • le Socializer interagit avec les individus : le genre de citadin qui ne vient aux réunions que pour l’apéro ?
  • l’Explorer interagit avec l’espace urbain : c’est le citadin curieux des projets urbains qui l’entourent, mais qui ne souhaite pas spécialement s’impliquer dans les démarches de concertation
  • enfin, l’Achiever souhaite participer concrètement au devenir de son environnement : soit en s’impliquant dans les réunions publiques, soit (c’est plus rare) en mettant les mains dans le cambouis : c’est le fameux hacktiviste des rues.

Voilà pour la trame. Comment l’appliquer ? Considérer l’urbanisme comme une forme de game design revient à dire que l’urbanisme doit apprendre à répondre à l’ensemble de ces comportements, mais aussi et surtout à les accompagner dans leur cycle d’évolution. Cela suppose des typologies de communication différenciés (différents formats de réunions, d’informations relatives aux projets urbains, d’outils numériques de concertation, etc.), délivrées en fonction des profils que l’on souhaite toucher… et des vocations que l’on souhaite susciter.

La figure du Hacker / Hacktiviste urbain (= de l’Achiever) est évidement la plus intéressante de toutes, dans l’optique d’une ville astucieuse en construction. Tout l’enjeu est donc d’amener les citadins lambdas (Griefers ou Opportunists) à s’impliquer davantage dans la fabrique concrète de leur espace urbain, et non pas seulement à donner leur avis.

Cela permettrait ainsi de lever un biais régulier des dispositifs de concertation urbaine, qui s’adressent « toujours aux mêmes« . Car on a souvent tendance à réduire ce biais à des considérations socio-professionnelles ; en vérité, c’est davantage le niveau de maîtrise de l’espace urbain à un instant t (évidemment lié à cela mais pas uniquement) qui semble influencer le niveau d’implication.

Il apparaît donc nécessaire de proposer des éléments appropriés à chaque typologie d’utilisateur : le Politician, le Scientist ou le Networker, par exemple, trop souvent oubliés de ces dispositifs qui ne s’adressent en général qu’au Planner et à l’Opportunist. Sur ce sujet, les game designers ont donc sûrement beaucoup à nous apprendre.

On aura largement l’occasion d’en reparler dans les prochaines semaines, en explorant les méthodes qu’utilisent les game designers pour rendre leur univers plus « urbain », au sens premier du terme. Un sens littéral qu’on a d’ailleurs parfois tendance à oublier, mais ceci est une autre histoire…

Laisser un commentaire