Le duo de DJs Hifana est bien connu des amateurs de breakbeat. Venant à la base des percussions (KEIZOmachine! et Juicy, les deux compères, s’étant d’abord fait connaître en tant que percussionnistes pour une danseuse du ventre), ils se sont vite tournés vers les machines, pour expérimenter toujours plus. Morceaux à base de samples de skateboards, de feu d’artifices, mix à base de baskets, tout y passe, rien ne leur fait peur. Le bruit et le son incarnent leur cour de récréation. Aussi, quand ils lancent leur application Fresh Push Play (un enregistreur/séquenceur/trackpad) en 2011, ils se font un peu de promo avec une vidéo bien chiadée.
Le principe est simple : enregistrer les sons “traditionnels” de la ville – de leur ville, Tokyo – les séquencer, les sampler, et en faire quelque chose qui fait danser les gens. Ils nous promènent donc dans quelques uns des endroits les plus connus de la capitale japonaise : départ du quartier plutôt tranquille de Kichijôji, balade à Asakusa, promenade le long des jizô de Zôjô-ji, rencontre avec une geisha un peu moderne (en fait Leyona, chanteuse et amie du groupe, ayant collaboré à plusieurs reprises avec Hifana), trafic dense à Ikebukuro, maid café à Akihabara, séance de karaoké/beatbox, robotique, sushis, onsen, combats de kendo et de judo… Tous les clichés sur le Japon y passent. Au gré de leurs pérégrinations, les deux artistes enregistrent à tout va. Après tout, comme ils le disent eux-mêmes : “la plupart du temps, on compose vraiment librement, sans se prendre la tête.”
Jouer avec les clichés
Hifana n’a pas peur de jouer avec les clichés, a fortiori si c’est pour faire du bon son. Ainsi, un an avant cet enthousiasmant “Remix your City”, ils avaient activement participé au tournage d’une vidéo de bande annonce pour Zamurai TV, une web TV :
A leurs côtés, la fine fleur du hip-hop japonais d’alors : DJ Kentaro, Gagle de Hunger, Leyona, Keyco, Chinza Dopeness… On peut voir les membres d’Hifana au début de la vidéo, grimés en gaito kamishibaiya (raconteur de kamishibai, un théâtre de rue traditionnel nippon) et en charpentier (dont le bout de bois s’est transformé en MPC), avant d’être rejoints par des vendeurs de crabes samourais, geishas, ninjas, moines masqués… soit autant de métiers traditionnels que l’on retrouve bien souvent dans l’imagerie d’Epinal historique japonaise. Dans un autre clip, Wamono, c’est en téméraires pêcheurs au gros qu’on les retrouve, avec le traditionnel hachimaki autour du front. Ainsi, Hifana montre un véritable attachement aux cultures qu’ils traitent et au territoire qui lui est associé, qu’il s’agisse du Tokyo contemporain ou de l’Edo du passé. Le nom même du groupe est un mot okinawaïen signifiant « Vent du Sud » ou « Fleur du Sud ». Cela pourrait être anodin si les deux musiciens ne montraient également un attachement fort à Okinawa et sa culture, intégrant régulièrement le sanchin, un instrument à cordes typique de l’archipel.
Voir le duo jouer avec l’imaginaire de leur ville n’est donc pas une absurdité et rentre même dans la logique de leur processus créatif.
Tokyo, ville de bruits
Mais revenons à la vidéo qui nous intéresse. Elle nous rappelle que la ville, c’est le bruit. Tokyo, dont la métropole est considérée comme la plus peuplée du monde, n’y échappe pas. Qui en aurait douté ? 6000 habitants au kilomètre carré, ça fait du boucan (certes, trois fois moins qu’à Paris) : transports que les locaux utilisent, activités urbaines, ou tout simplement échanges et conversations. Le bruit est omniprésent. Surtout à Tokyo, le boucan s’ajoute à l’agitation ambiante : hauts-parleurs diffusant de la musique ou certaines annonces dans les grandes artères, boutiques bruyantes pour attirer le chaland, grand magasins aux slogans diffusés à longueur de journée (et de soirée)… difficile d’échapper à cet environnement de sons. Les timbres de voix de la plupart des commerçants accueillant les visiteurs dans les grandes surfaces ne fait d’ailleurs que ponctuer cet ensemble de tonalités locales.
Cependant, chaque ville possède ses cacophonies et ronrons propres. On ne parle pas évidemment des langues, mais bien des atmosphères et du design sonore dans leur ensemble. Et ça, Hifana l’a bien compris.
Avec un morceau bien plaisant d’à peine deux minutes, ils parviennent à tracer le portrait acoustique de Tokyo. Le tokyoïte lambda reconnaîtra forcément la mélodie introduisant le morceau, puisqu’il s’agit de Tôryanse, une comptine indiquant aux malvoyants la possibilité de traverser un passage piéton. De même, le clapotis des geta (portées par la geisha) sur le pavé japonais, la résonance d’une cloche bouddhique géante, ou le son clair et creux du shishi-odoshi (une fontaine de bambou) constituent autant de notes typiques d’un Japon fantasmé. Ces deux minutes sont un condensé de la capitale japonaise.
Remix other cities ?
Quand on lui demande s’il serait prêt à remixer une autre ville du monde, le tandem répond : “C’est un thème qui nous tient à coeur parce que nous adorons travailler avec des sons ne provenant pas d’instruments. Si nous devions remixer une autre ville, nous voudrions intégrer des sonorités propres à cette culture, à ce pays, à cette ville. N’importe quelle ville avec une culture musicale et sonore forte pourrait faire l’affaire.”
Ils avaient d’ailleurs gratifié le public parisien présent à la Maison de la Culture du Japon à Paris pour leur concert de la Fête de la Musique 2013 d’une petite création d’introduction faite de prises de vues de leur trajet entre Roissy-Charles de Gaulle et Paris (il avait plu des trombes d’eau sur l’Île de France, d’où les images improbables de véhicules roulant sur des vagues) :
Ce concert est d’ailleurs leur dernière performance live en date en France (il arrive parfois que Juicy ou KEIZOmachine! mixent en leur nom propre). En outre, depuis 24H (2010), les fans trépignent d’impatience quant à la sortie d’un nouvel album du groupe. Quelques petites choses comme celle-ci nous laisse à penser qu’un retour avec de nouvelles surprises pourrait être proche. Dans tous les cas, si vous en avez l’occasion, allez voir Hifana en live. Et procurez-vous leurs albums : les sons y sont bons et les idées y sont belles.
En attendant le prochain live de ce talentueux duo, on s’imagine quelle pourrait être la meilleure mixtape des bruits de Paris, entre messe à Notre Dame, sonnerie de téléphone saturée au fin fond d’une poche, querelle de klaxons dans les petites rues, et douces voix des vendeurs à la sauvette… L’aspect spatial du bruit représente ainsi un élément essentiel de l’appréhension des villes aujourd’hui. Comme le rappelait Henri Torgue en 2009 dans L’imaginaire des sons :
« Dans le paysage urbain comme dans le domaine culturel, la « bande-son » tend à l’uniformisation. Mais ça et là, des identités émergent et, sur le plan individuel, l’espace sonore devient l’une des composantes essentielles de notre relation au monde. »
La réalisation de cartographies sonores se multipliant, de New York à la Terre entière, elles ancrent peu à peu brouhaha et cadences dans la promotion de certains territoires. Terminé le temps où les habitants associaient les échos urbains à une nuisance, désormais l’idée d’une ville silencieuse est devenue symbole d’un certain enchiantement pas forcément désirable. Alors à nos instruments, pour que retentisse la rhapsodie des villes !