Comment l’expérience vidéoludique peut-elle influencer notre perception de l’espace ? Croisement de passions oblige, je m’interroge depuis longtemps sur les connexions entre la carte et les jeux vidéo. La carte serait un « voyage immobile », disent les géographes… Mais n’est-ce pas tout autant le propre des univers virtuels ? ;-)
Comme beaucoup, j’ai parcouru mes premières cartographies numériques en explorant des mondes virtuels, bien avant les Google Earth et consorts de ces dernières années. Ah, les joies du mode 7… (quel dommage que vous n’entendiez pas la musique qui va avec !)
En travaillant sur le sujet pour Chronos, j’ai été amené à m’interroger sur l’impact que pouvaient avoir eu ces jeux sur notre génération de gamers. Google Street View aurait-il existé sans développeurs bercés à la vue subjective ? La lecture d’un billet chez Transit-City1 a achevé de me convaincre du potentiel des jeux vidéo dans le renouvellement de l’imaginaire cartographique. « Et si être un tueur aidait à mieux naviguer dans la ville ? »
« [GTA 4] est, selon moi, le véritable révélateur de nos nouvelles façons de penser la ville et ses mobilités. C’est, en effet, dans ce jeu que nous testons ce que sera notre mobilité connectée de demain.
Une fois que vous aurez joué plusieurs heures à GTA 4, et que vous serez donc devenu une véritable crapule, vous n’aurez plus aucun mal à vous adapter avec votre mobile à Street View ou EveryScape.
Bref, toute cette pop culture si souvent méprisée et qui irrigue pourtant, aujourd’hui, totalement nos imaginaires et nos façons d’envisager la mobilité des années à venir. »
Les cartographies de demain puiseront directement dans notre culture pop&geek. On peut d’ores et déjà lancer quelques problématiques prospectives. 1., dans quelle mesure la pratique de l’espace virtuel transforme celle de notre environnement urbain réel ? J’y reviendrai dans un prochain dossier, autour de la question des jeux en réalité alternée ou continue dans la ville (réflexion déjà entamée ici).
2., plus concrètement : comment les cartographes peuvent-ils s’inspirer du jeu vidéo ? Nicolas Nova, expert des services géolocalisés et grand explorateur des cultures pop, proposait quelques pistes dans un bel entretien réalisé par Jean-Christophe Plantin pour le Hub :
« Comment peut-on concevoir des cartes aujourd’hui en tirant les leçons du numérique (des usages de la carte numérique, de la culture de la navigation dans les jeux vidéos), et comment peut-on les adapter au papier ? En partant de toutes les recherches sur l’orientation dans les espaces virtuels (jeu vidéos, mondes 3D, le Web…), il me semble que tout un ensemble de principes de conception et de mécaniques d’interaction peuvent être « sortis du numérique ».
Here and There de BERG [voir ci-dessous] est un projet que je trouve assez intéressant à cet égard. Le but des designers graphiques consistait à justement transférer ces principes de conception de cartes provenant du numérique. La carte « Here and There » est une projection égocentrée [Note de Philippe Gargov : Une « First Person Map », en quelque sorte ^^], c’est-à-dire qui représente les distances de manière différente selon les individus. La projection la plus proche de l’usager propose une représentation 3D et plus l’on s’éloigne de celui-ci, plus la carte reprend un mode « plan ». Ce type de cartographie original permet de mieux connecter l’environnement immédiat de l’usager à une représentation des lieux plus éloignés.
D’autres principes venant du jeu vidéo pourraient ainsi être appliqués. C’est le cas notamment du « Fog of war ». Il s’agit de représenter sur la carte vue du ciel uniquement l’environnement autour du joueur et non ce qui est distant. Des cartes papiers égo-centrées (donc situées dans certains lieux) pourraient ainsi appliquer ce principe. »
Pour les moins connaisseurs, le Fog of War – ou « Brouillard de guerre » – est un élément de gameplay principalement utilisée dans les jeux de stratégie militaire afin de rendre plus imprévisibles les mouvements de l’intelligence artificielle. Il est alors impossible de voir les unités ennemi dissimulées dans la partie ombragée, laquelle se dissipera en partie avec l’envoi d’une unité d’éclaireur.
Un bel exemple dans Advance Wars
A quoi ressemblerait un service géolocalisé mimant ce « Fog of War » ? Une telle fonction trouverait à mon avis toute sa place dans un « buddy finder »2, où ne seraient indiqués que les amis situés dans un périmètre limitée centré sur l’utilisateur.
Un « brouillard de géolocalisation » pourrait alors limiter la dimension intrusive des applications géolocalisées, ou favoriser l’exploration du territoire dans une perspective de « sérendipité« . Les pistes sont nombreuses, basées sur le « Fog of War » ou d’autres procédés ludo-cartographiques. Laissons les gamers cartographier le monde, il n’en sortira que du bon… Venez en discuter dans les commentaires !
EDIT : Merci à Nicolas Nova qui vient de me partager cette carte expérimentale de Julian Bleecker mettant en scène un effet « brouillard de guerre » sur une Google Maps. Le résultat est probant, invitant à explorer l’environnement urbain méconnu.
- On ne se refait pas ! [↩]
- Application permettant de voir en temps réel la présence de son réseau social sur un carte, comme Google Latitude ou dans une certaine mesure Foursquare. Voir ici. [↩]
Article très intéressant…
En espérant que Google Labs s’amusera à tester de nouvelles interfaces de cartographie, je crains que nous soyons pour le moment encore bien embourbés dans nos standards en 2D.
[Article original publié sur Owni]
Vraiment intéressant cet article qui nécessite d’être relu attentivement. On est dans une prospective très concrète basée sur les usages, la perception du monde (numérique et réel). “Here and there” en particulier suggère de grandes répercussions sur les usages du web social/géolocalisation ; le rapport entre le “proche-social”, et le “lointain-géographique” paraît très dynamique.
Passionnant !!! cette approche de la carto en liaison étroite avec notre manière de voir le « monde » dans les jeux video.
Ne pourrions-nous pas parler ici de cette étonnante carte. Le procédé de navigation est classique, mais le traitement graphique et la projection sont très proches d’un univers « ludique ».
http://hongkong.edushi.com/
La cartographie est une façon de représenter le monde, d’abord utilitaire, mais qui est toujours imprégnée par les codes graphiques d’une époque. De plus, contrairement à d’autres représentations utilitaires du monde, la carte doit être belle. Les cartes du monde au Moyen-Age étaient plus théologiques que cartographiques. Il est largement temps, pour la cartographie utilitaire, de reprendre à son compte les références graphiques de l’univers des jeux-vidéos, souvent riches et imaginatives. A l’inverse, les cartes de jeux vidéos sont souvent simplistes, caricaturales, sans aucune prise en compte des logiques qui président aux phénomènes géographiques. Il me semble que la géographie et les jeux vidéos peuvent avoir des échanges fructueux, et réciproques.
Il me semble que le livre « La cage aux orchidées » (1961) de Herbert W. Franke explorait déjà les possibilités de Google Street View (mais les souvenirs sont très lointains, c’était un de mes premeirs bouquins de SF).
Il s’agissait dans ce livre d’utiliser des drones munis de caméras pour se promener dans la ville.
Tu ne crois pas si bien dire ! J’ai été longtemps membre de ce site (http://www.cartographersguild.com/content.php?s=a34ae7033e9970db3b9ad09b9827768b), regroupant les gamers et autres rôlistes autour de la cartographie. Des merveilles s’y cachent…