Le tissu pavillonnaire est-il soluble dans le rap français ? La question peut paraître étrange, tant le hip-hop hexagonal s’avère marqué par un imaginaire presque exclusivement urbain, souvent caricaturé à quelques barres HLM et autres caves enfumées (d’hier à aujourd’hui). Après tout, ne parle-t-on pas de « musique urbaine » pour cataloguer ce genre musical pourtant protéiforme ? La sortie toute récente d’un clip ensoleillé, signé Disiz et Aelpéacha (dont on est grand fan ici), est venue battre en brèche ce cliché des clichés… L’occasion pour nous de revenir sur la possible réhabilitation du milieu périurbain par le truchement de la pop-culture !
Une parole de « Chaque week-end« , dont le clip sorti il y a quelques jours, suffit à résumer l’idée-maîtresse portée par ce titre sans prétention, idéal pour chiller avec les beaux jours :
« Le soleil se couche sur la zone pavillonnaire
On est assis sur le toit, et y’a du bonheur dans l’air »
On ne s’éternisera pas ici sur les qualités musicales de ce sympathique morceau, pour se focaliser sur le message qu’il véhicule. En effet, force est de constater que le tissu pavillonnaire reste assez rare dans le rap français – c’est un euphémisme volontaire. Paradoxalement, cet imaginaire périurbain s’avère très présent dans la culture américaine, où foultitude de titres prennent pour décor un contexte de suburbs – y compris dans des parodies de gangsta-rap version Wisteria Lane. Celui-ci reste toutefois un tissu essentiellement précaire, version outre-atlantique des banlieues marginalisées que nous connaissons ici sous la forme de cités. Cette description souvent austère du pavillonnaire dépasse d’ailleurs le seul cadre du hip-hop ; on pensera par exemple au mythique « Suburbia » des Pet Shop Boys, véritable chef-d’oeuvre dédié à l’ennui des banlieues résidentielles.
Et c’est précisément par contraste avec les décors habituels du hip-hop, que ce clip de Disiz et Aelpéacha offre une respiration salvatrice. A l’image de cette parole lâchée en fin de morceau par Aelpéacha, qui fait directement écho à l’omniprésence de la police dans le rap plus traditionnel :
« Les enceintes sur le parpaing
Tout le voisinage est dans le jardin
Donc personne se plaint, le comico est fermé
Si on court, c’est parce que les poulets sont fermiers »
En creux, ce clip souligne de nombreuses convivialités finalement assez classiques des représentations périurbaines (barbecue, etc.), en les agrémentant d’une identité bien moins visible dans le paysage médiatique hexagonal. Les plats et boissons mentionnées sont ainsi issues de la gastronomie sénégalaise et plus généralement africaine, des références très rarement invoquées dans l’imaginaire du barbecue dominical « à la française » (pour ne pas dire « invisibilisés »…) :
« Y’a du tiep pour toi, y’a du tiep pour moi
Y’a pas assez d’bissap, donc c’est chacun pour soi »
Ce croisement entre un imaginaire que l’on pourrait hâtivement qualifier de « franchouillard », et les codes puisés dans les basiques de la culture hip-hop, contribuent à offrir une vision largement réhabilitée du périurbain. Cette mise en situation est d’autant plus intéressante qu’elle s’inscrit à rebours des tendances actuelles, majoritairement portées par une dévalorisation parfois violente du milieu périurbain. Sur le sujet, nous vous invitons à relire notre interview d’Eric Chauvier, grand défenseur des « banlieues molles » face à la raillerie des citadins hautains… Cette condescendance, au-delà de considération esthétiques ou urbanistiques, s’appuie essentiellement sur une méconnaissance de la diversité périurbaine – à laquelle ce clip offre un joli pied de nez. Comme le résumaient parfaitement Louise Garcia et Bénédicte Vacquerel dans un article sur le pavillonnaire séquano-dionysien, « mal-loti des politiques urbaines » :
« Le monde de la recherche semble, lui aussi, accorder un intérêt limité au pavillonnaire. D’une part, les ouvrages théoriques de référence, qui analysent le mode de vie et l’« idéologie » pavillonnaires d’un point de vue essentiellement sociologique, datent des années 1960‑1970 et n’ont été que peu actualisés. D’autre part, dans les années 2000, en réponse à l’injonction politique de durabilité, de nombreux articles et ouvrages prennent une tonalité négative voire angoissante : « chacun le sait, mais qui ose dire que le mitage, la marée pavillonnaire détruisent le paysage, l’identité des lieux et le sentiment d’appartenance ? Ces lotissements sont d’autant plus inquiétants qu’ils sont, une fois construits, irréversibles et catastrophiques en matière de développement durable » (Conrad 2006, p. 3). Tantôt ignoré, tantôt accablé, le pavillonnaire semble donc déranger. »
L’habit ne fait pas le rappeur (à méditer)
S’il faut bien admettre que le modèle pavillonnaire reste assez peu compatible avec les préceptes durables en vigueur, cela ne justifie pas pour autant le mépris que subit généralement le périurbain diffus, notamment dans la pop-culture. En ce sens, la réhabilitation qu’en propose Disiz et Aelpéacha à travers leur titre, résonne avec les conclusions de l’article sus-mentionné, auxquelles ont serait tenté d’ajouter que la reconnaissance des convivialités périurbaines est un levier d’action au moins aussi judicieux :
« L’évolution des quartiers pavillonnaires repose aujourd’hui essentiellement sur les initiatives individuelles de leurs occupants. Toutefois, les acteurs publics ont aussi les moyens d’agir concrètement sur l’habitat individuel. […] La reconnaissance du patrimoine pavillonnaire est sans doute le champ d’intervention le plus original et le plus porteur d’identité »
A l’instar d’une série comme Misfits, dont la direction artistique avait contribué à redorer le blason du béton anglais, on ne peut que souhaiter que la culture hip-hop hexagonale s’empare des imaginaires pavillonnaires de manière plus prégnantes et moins ternes…
Il est d’ailleurs amusant de constater la sortie d’un autre clip de rap tourné en milieu pavillonnaire, il y a quelques mois à peine. Dans un style bien différent de celui entendu plus haut, Niska et ses complices croisent les codes du gangsta-rap à la française le plus caricatural (et le plus jouissif, soit dit en passant) avec un décor de pavillon aisé, suffisamment surprenant pour qu’il soit mentionné ici. Malheureusement, les convivialités périurbaines y restent globalement absentes, mis à part un foot entre potes et un apéro avec vue sur le jardin bétonné. On se contentera donc, dans cette investigation sur la possible réhabilitation du pavillonnaire par le rap, d’apprécier les porte-drapeaux que forment ici Disiz et Aelpéacha. En attendant que d’autres se penchent sur le sujet ?
Notre culture hip-hop restant toutefois assez sommaire, il est fort probable que nous soyons passés à côté de clips français répondant à cette vocation, qu’ils soient emblématiques ou plus underground. Si vous en avez en stock, n’hésitez pas à les partager en commentaires ! On attend d’autres productions hexagonales où le tissu résidentiel serait terre de convivialités… à l’image de l’américain Dilemma, featuring mielleux entre le rappeur Nelly et la chanteuse r’n’b Kelly Rowland, où les urbanités en milieu non-urbain sont à la fois ludiques et chaleureuses…
Enfin, en guise de conclusion inachevée, nous vous laissons sur cette « ode pavillonnaire », dans laquelle le réalisateur Frédéric Ramade met en scène sa propre famille, sur les terres de son enfance.
Bonus : les commentaires du clip de Disiz & Aelpéacha offrent une jolie discussion sur l’accès à la propriété…
EDIT du 06 juillet : ce brave Aelpéacha vient de sortir un nouveau titre, explicitement dédié aux urbanités pavillonnaires qu’il chérie tant… On y retrouve d’ailleurs le fameux barbecue improvisé, figure emblématique du pavillonnaire. Le refrain est explicite : « Je suis à cinq minutes de partout… mais rapidement je pourrais devenir à deux heures de nulle part. » On peut deviner, en filigrane de ce clip que l’on suppose tourné vers Vigneux-sur-Seine, l’épineuse question des temps de trajet en territoire métropolitain, et plus précisément francilien. Congestions automobiles, stress dans les transports en commun, tous ces petits tracas de la vie urbaine justifie qu’Aelpéacha préfère chiller en pavillonnaire. Et peu importe que cela s’éloigne des codes de la musique urbaine… Comme il le dit si bien :
« C’est pas l’endroit mais l’équipe qui fait la zone. »
Très bonne analyse! En bonus: le générique de la saison 1 de Weeds (pavillons et deal de drogue) qui reprend « Little Boxes » de Peter Seeger. Je vous laisse le plaisir d’analyser les paroles: (…) « and they all get put in boxes, little boxes all the same »
https://www.youtube.com/watch?v=t3_ug-IGBJY
Le clip de « Monsieur Tout le Monde » de Bigflo & Oli présente, à sa manière, une vision des interactions propres à la banlieue pavillonnaire.
https://www.youtube.com/watch?v=ZFW-ET8fcMk
Et de l’autre côté de la Manche, celui de « Love you more » des Streets est une ode au backyard de pavillon.
https://www.youtube.com/watch?v=8EntNNddAnw
Un autre imaginaire, plus ou moins lié à l’urbanité, est très présent dans ce clip : celui de l’événement en blanc. N’en déplaisent aux white parties phares des communautés LGBT dans le monde, la soirée en blanc renvoie avant tout à une certaine idée du luxe à l’occidentale : soirées blanches d’Eddy Barclay, White Parties de P. Diddy, Dîner en blanc à Paris… Par un dress code bien défini et la réappropriation d’une couleur (ou plutôt d’une absence de couleur) synonyme de pureté chez nous, qui devient alors associée au luxe, à la richesse, à la puissance. Après tout, ces soirées blanches n’ont-elles pas lieu dans des endroits huppés comme Saint-Tropez ou Long Island ?
En reprenant et détournant ce trope dans le clip – en plus de l’image de la banlieue pavillonnaire proprette – Disiz semble dire que son luxe, c’est justement ces fêtes de banlieue pépouzes, où on se marre entre potes sans se prendre la tête.