« Le Parisien est un être urbain bien entraîné.
Sur la chaussée, il est sans peur et, latin pour quelques instants, il le montrera, s’engageant pour traverser la rue avec une autorité presque brutale, sous les yeux un rien crédule des touristes inquiets. […]
Ainsi, pour ré-enchanter la traversée de la rue, le Parisien se lance-t-il dans une danse inconsciente et élégante, dont les pas s’articulent sur la confiance en l’autre : « Je te domine, mais j’ai confiance en toi. » Dans cette grande corrida urbaine, le piéton voudra ses voitures rapides, impétueuses et frôlantes : le raffinement consistera alors à traverser en ne changeant rien de son allure, caressant d’un mouvement du bassin les volutes de voitures. Dans cette sensualité éperdue, le Parisien ressent le frisson de la maîtrise. Maîtrise de la ville et de ses codes. Il est chez lui. Jusque dans la plus anodine des traversées – celle d’une rue – le Parisien, mi-danseur, mi-matador, reste fidèle à son identité – toujours floue mais toujours confiante, invitant secrètement les autres à l’observer, apprendre et admirer. »
Olivier Magny, « Les piétons », in Dessine-moi un parisien (2010), p. 125.1
De la même façon que les trottoirs bondés sont depuis mon enfance un terrain d’entrainement pour slalom géant, je participe depuis des années à cette « corrida » urbaine propre aux rues de la capitale… Enfin, il n’y a évidemment pas qu’à Paris que l’on pratique ce « tango stupide » de la traversée piétonne [« je quitte le trottoir, je ne le quitte pas…? »], ce que confirme justement le titre de ce billet canadien : « Je suis piéton […], donc je danse bien ». Mais c’est peut-être à Paris que cette chorégraphie ressemble le plus à une enivrante « passe de muleta »2
Je vous conseille par contre d’éviter d’expérimenter cette corrida des boulevards en Russie ou en Bulgarie : pour le coup, les voitures ne s’arrêteront vraiment pas. Traverser est là-bas un sport extrême réservés au plus casse-cous… (« je te préviens matador / qu’un jour je t’aurai alors », semblent dire les automobilistes aux piétons aventureux…)
Il y a bel et bien du ludique dans cette volonté de jouer avec le feu (rouge ou orange ^^), de ressentir l’ivresse du danger entre deux déplacements du quotidien routinier ; ce que traduit avec justesse Olivier Magny lorsqu’il parle de « ré-enchantement ».
Il y aussi et surtout une notion de « gain d’expérience », qui fait écho à la « ludification » de nos pratiques urbaines héritée des jeux vidéo. L’enfant urbain apprendra ainsi, avec l’entraînement, à jauger l’agressivité des conducteurs d’un regard ou à planifier le rythme de la traversée selon le défilé attendu des véhicules. Dans de telles situations, la traversée d’une rue prend des airs de jeu de plate-forme, avec ses obstacles rythmés qu’ils s’agira d’éviter [ou comment Indiana Jones (les épreuves de la dernière croisade), Prince of Persia , The Rock (les tunnels enflammés) et bien d’autres s’intègrent dans mon imaginaire urbain d’adulescent…]
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Note : En lisant cet extrait, je me suis rappelé avec amusement que j’avais déjà formulé une telle « théorie » de l’urbanité parisienne quand j’avais dix ou onze ans. Ce n’est donc pas un hasard si je me retrouve ici aujourd’hui… et c’est sur ces souvenirs d’enfance que je déclare ouverte l’édition 2011 de pop-up urbain !
En espérant que vous serez toujours plus nombreux à passer par ici (ou par là) et à participer ainsi aux réflexions du blog, en commentaires ou autour d’une bière ! Boooooonne année !!
- N’hésitez pas à offrir ce « recueil de clichés » superbement écrit à vos connaissances parisiennes, elles s’y reconnaîtront ;-) [↩]
- De là à dire que c’est l’affirmation croissante du piéton dans nos villes qui portera l’estocade à l’auto affaiblie, il n’y a qu’un pas… [↩]
Cela me fait penser à un autre aspect important du trottoir qui relève également de la corrida: le « pedestrian face-off »
http://liftlab.com/think/nova/2005/09/01/a-interesting-concept-pedestrian-face-off/
Mais oui ! J’adore ! et j’y pensais un peu en lisant ça, dans le fond de ma tête :-)
A vrai dire, je voulais en parler depuis le billet sur le slalom urbain, ce « face-off » étant selon moi l’interaction la plus pure (et la plus poétique) de ce que j’avais baptisé « l’instant » : cet instant où le temps semble s’arrêter, presque en mode bullet-time…
C’est surtout l’un des seuls instants du quotidien où deux regards se croisent vraiment (si l’on excepte les regards flirteurs, mais qui ne durent jamais vraiment longtemps).
C’est en tous cas l’un des « instants de ville » les plus fascinants, je trouve. Et cette frustration qui en découle, il y aurait beaucoup à en dire ! :-) Merci beaucoup pour ton billet, donc ! Je ne connaissais d’ailleurs pas le nom anglais (et je me rends compte que je ne connais pas le nom français ! :-)
D’ailleurs, le « face-off » piéton-voiture à Paris est un peu la « véronique » du piéton-toréador !
Il est aussi extrêmement intéressant d’observer les passagers en transit dans le métro: instinctivement, tous marchent du côté droit du couloir, et empruntent la moitié droite de l’escalier.
Heureux le toréador qui parvient à remonter la foule à contre-courant !