« Watch what you say with the ‘my town’ talk. It’s a bad habit. This isn’t anybody’s town.«
Le film Amer Béton sorti en 2006 au Japon, et un an plus tard en France, incarne un classique inclassable de l’animation. Adapté de la bande dessinée japonaise éponyme de Taiyō Matsumoto, publiée en 1993-1994, il fut réalisé par l’américain Michael Arias et produit par le talentueux Studio 4°C, d’origine nippone.
Au-delà de son esthétique surprenante, vivement appréciée par la critique, Amer Béton est un pur chef-d’oeuvre tant du point de vue de sa réalisation, de l’animation, que de son univers baroque ultra-riche. Avec un titre comme celui-ci, il était impensable pour nous de ne pas partager avec vous cette oeuvre méconnue en France, dans laquelle la ville est si prépondérante. Belle à l’excès, la ville de Treasure Town, dans laquelle prend place ce film fou, y joue un rôle presque démesurée, représentant aussi bien le centre que la périphérie de l’histoire globale. Et c’est son imaginaire bouillonnant que nous vous invitons à découvrir, au fil de ce billet gorgé de couleurs.
Ndlr : La forme de Treasure Town tient plus d’un rapport malsain à l’oeil divin que d’une relation analogique avec la cartographie parisienne…
Pour la petite histoire, le film met en scène des rapports de pouvoir entre différents « gangs urbains » : l’un représenté par « Les Chats » – deux jeunes orphelins-bandits particulièrement attachants -; l’autre incarné par une bande de yakuzas bien décidés à développer leurs affaires dans le quartier « tenu » par les sales gosses sus-mentionnés. Dans le même temps, Treasure Town regorge de citadins en tout genre, du duo de flics sympathiques au papy SDF bienveillant, en passant par ses prostituées désabusées et son promoteur immobilier avide de cash. Présentations imagées :
Kuro (Black) : intrépide et protecteur, il est le côté « dark » du duo de choc formé par les jeunes garçons. C’est lui qui ramène le butin à la maison et n’hésite pas à taper sur les méchants.
Chiro (White) : sa bouille adorable reflète plutôt bien son caractère enfantin. Fragile et rêveur, il est le côté innocent du tandem. Ses chapeaux excentriques et ses montres colorées qu’il assemble avec soin sont ses « trésors ».
« The Rat » : vieux mafieux nostalgique du Treasure Town d’antant, ici au QG des yacousins
« Gramps » : ancien vétéran sans domicile fixe, il est la voix de la sagesse dans les rues corrompues de Treasure Town et le papy spirituel des deux gamins
Les gentrifeurs vont gentrifier (à notre échelle du Monopoly, ça donne par exemple le projet Jeune Rue à Paris)
« This town’s days are numbered »
Coincée entre Tokyo et Bangkok, la ville mise en scène dans Amer Béton est bruyante, colorée, foisonnante et authentique. On s’y déplace à vélo, en tram, en tuk-tuk, en courant ou en sautant partout… Les rues abondent de petits métiers et de street-food, à l’image des villes d’Asie du Sud-Est. Concernant les imaginaires urbains qui y sont agencés, voici la description qu’en faisait Jessie B sur le magazine BD du9 :
« Là où Amer Béton se démarque, c’est que pour une fois, la ville n’est pas vouée à la destruction dans une grande explosion apocalyptique et expiatoire. Ce n’est pas non plus une de ces villes futuristes et clinquantes, ces villes idéales dont semble rêver un Japon soucieux de dissimuler les laissés-pour-compte de sa réussite industrielle, les repoussant à l’écart, dans les coins désertés des gares ou sous les bretelles d’autoroute.
Ce que l’on découvre au fil des pages, c’est une ville vivante, grouillante, presque organique, une ville qu’il faut protéger pour qu’elle ne disparaisse pas, remplacée par les immeubles sans âme des complexes modernes. Une ville dont on découvre les coulisses, les allées sombres et les habitants misérables, les petites vies sans éclat et les banlieues miteuses. Une ville d’aujourd’hui. »
Au coeur de l’intrigue : le changement imminent d’une ville débordante de charmes et de vices (le tandem inébranlable des lieux qu’on aime toujours et qu’on déteste parfois). Amer Béton met ainsi en scène un condensé de discours sur Treasure Town, son passé perdu, ses chambardements à venir, son présent en tensions. Plusieurs voix s’entrechoquent alors, de la réputation fantasmée du duo de héros à l’ambition inébranlable de Snake, « le serpent » venu à Treasure Town pour y implanter un parc d’attraction.
« They live by the law of jungle. Underestimate them and you’ll kiss asphalt. »
Morceaux choisis de punchlines urbanocentrées (et anglophones), à déguster comme des olives à l’apéro :
« I told you, Treasure Town’s different from the others. »
« This town’s about to buzz like a bee hive poked with a schick. »
« I guess this town was just to much for me. »
« Back when I was in uniform, this town had some warmth to it. Now, it’s stone-cold. »
« Unspoiled land, surrounded by the biggest growth areas in the city. »
« For 50 years, boys in this town have been made men there. Why tear down and replace it with a kid’s playground ? »
« We can’t forget the people who love and were raised in Treasure Town. »
« I learn all I now on these streets. Booze, cigarettes, gambling, women, the easy life. »
« When it snows, even this filthy town looks sort of pure. »
« This town’s rough. Full of liars. »
Déformez une ville et vous en attristerez tout un pan de sa population. C’est là toute la problématique liée à la gentrification, sur laquelle il est inutile de revenir en détail ici, tant nous en avons parlé dans d’autres contextes. Les images seront plus parlantes :
Amer Béton concentre ainsi tout le débat sur la gentrification en quelques scènes. D’un côté, la vitesse du processus laisse peu de temps aux habitants pour assimiler le nouveau décor, de l’autre, certains commerces « folkloriques » – ici les strip-club -, disparaissent nécessairement avec cette vague d’embourgeoisement.
« This city is their playground »
Si l’urbanisme général de Treasure Town ressemble à celui d’une grosse ville japonaise (appendices verts, petites rues saturées d’objets, câbles électriques emmêlés, commerces bourrés de bibelots et distributeurs de boissons en font le décor principal), certains éléments du paysage relèvent clairement d’un aménagement plus fantasmagorique. Ainsi, des centaines de sculptures zoomorphes animées jonchent les toits des commerces, hangars, domiciles etc. Esthétiquement, on retrouve autant d’inspiration hindou que « kawaii », pour un résultat bigarré et foutrement beau. A l’image du fameux crabe géant qui culmine à Osaka sur l’enseigne Kani Doraku, ces totems mécaniques bariolés ajoutent un bouillonnement certain à la (déjà) grouillante Treasure Town.
Kuro et Chiro, les deux jeunes héros, incarnent indéniablement l’âme de cette cité-bazar. Symboliquement et concrètement, ils façonnent la ville de différentes manières. D’une part, ils en sont la mascotte et les protecteurs, connus de tous. Même les flics du quartier se sont attachés à ces orphelins hyperactifs. D’autre part, Treasure Town représente leur terrain de jeu journalier, ils connaissent la ville par coeur : de ses ruelles les plus étroites jusqu’au sommet de l’horloge qui domine ses toits.
Tour de l’horloge Ganesh style
Au cours du film, on suit alors leurs aventures les plus routinières, du vol de porte-feuille à la fréquentation des bains publics (pratique extrêmement populaire au Japon), en passant par la lessive au lavomatique. L’essentiel de leur périple consiste cependant en l’escalade et la fuite de la ville entière, souvent récompensées par une pause contemplative depuis les hauteurs.
Parkour et dangers font ainsi partie du quotidien de ce duo Black & White. Si le moindre rebord leur sert à rebondir, le toit des voitures et trains en marche constitue de très bons moyens de transport, et ceci en toute gratuité !
Enfin, le centre névralgique de cette agilité (urbaine) infantile est sans doute incarnée par la petite maison qu’ils se sont bricolés à l’intérieur d’une vieille bagnole rouillée. A l’ombre de l’agitation de la trépidante Treasure Town, les deux frangins se reposent dans leur mini-bidonville aux allures de chambre d’enfant. D’un point de vue pratique, on y trouve entre autre des consignes – comme à peu près partout au Japon -, un lit-automobile et un fauteuil défoncé pour profiter du soleil.
D’un point de vue ludique, chaque recoin de cet aménagement bidouillé camoufle un jouet ou un objet lié à l’enfance. Ainsi, le coffre de la voiture-abri est plein à craquer de peluches et autres figurines traditionnelles, comme la célèbre poupée à voeux Daruma… Tandis que sur le tableau de bord et aux pieds du conducteur se côtoient photos-souvenirs, carnets à effigie des plus grands Tokusatsu, une tirelire pour stocker le butin quotidien ou bien encore un modèle de voiture miniature.
A l’extérieur, des cônes de Lübeck se mélangent aux poupées de chiffon, pendant que des masques représentant les grandes figures de la pop-culture nippone veillent sur un jeu de quilles sali. Quant aux murs et au sol qui entourent cet habitat de fortune, ils sont entièrement gribouillés. Les meilleurs graffitis fréquentent alors les petits messages crayonnés, ainsi qu’un fantomatique Godzilla esquissé à la craie. Le bouillonnement créatif qui s’en dégage est communicatif.
Chiro la bricole : la débrouillardise des deux enfants va au-delà de leur logement savamment aménagé. Les connaisseurs reconnaîtront ici l’influence de la culture 100% nippone du chindogu (voir ici), cet « art japonais d’inventer des gadgets « utiles mais inutilisables » ».
Globalement, cette âme enfantine astucieuse – digne d’un Manuel des Castors Juniors -, qui caractérise les faits et gestes des deux héros, plane partout au-dessous de cette ville en bordel. Les graffitis et les références à la culture populaire asiatique y sont omniprésents, la plupart des lieux visités deviennent des terrains de jeu pour petits et grands…
Rien de tel qu’une petite partie de shōgi sur un toit inoccupé
Régulièrement, Chiro se fait le reporter-narrateur fictif de l’intrigue. Ainsi, pour jouer ce rôle de chroniqueur imaginaire, le petit garçon emprunte les téléphones publics de Treasure Town en feignant d’avoir un interlocuteur au bout du fil <3
Les rues les plus vides de la ville sont même parfois reconverties, le temps d’un jeu tout en sautillement
A l’inverse, les espaces dédiés à l’amusement se voient bien souvent reconvertis en zones de tension :
D’un côté, des machines gashapon pourvoyeuses de petits jouets, de l’autre, une borne d’arcade en pleine rue. Devant tant de ludification urbaine, une bagarre se prépare.
Ici, un jardin d’enfants comme il y en a tant dans les rues japonaises. Le petit Chiro est blessé et se repose à l’abri de ses agresseurs.
Encore un parc d’attraction-rooftop (on en parlait en fin de ce billet) complètement vidé. Décidément, le récréatif est encore le laissé-pour-compte de cette scène, au profit d’une discussion nostalgique et violente entre Kuro et le chef des Yakuza à la fin du film
Cette reconversion violente des lieux dédiés au divertissement prend enfin tout son sens lors du dernier affrontement entre Kuro et son double maléfique… au beau milieu du gigantesque parc d’attraction construit par Snake (il y sera d’ailleurs détruit par le même occasion, le soir de l’ouverture de ses portes !)
Vous l’aurez compris, on vous conseille pour mille raisons de lire et/ou de voir cette oeuvre majeure de la culture nippone. Absolument tout ce qui constitue cette réalisation mérite son coup d’oeil aguerri. En termes d’imaginaires urbains, c’est une superbe source d’inspiration à côté de laquelle il serait trop dommage de passer. On vous quitte sur les images finales du film, lorsque les deux enfants réalisent enfin leur rêve : s’arracher de ce monstre urbain pour voir la mer…
« Let’s build a house. By the sea. Just the two of us. »
Construire sa propre ville c’est encore plus beau
Le film et la BD sont magnifiques <3
Ca a été un vrai choque pour moi, il y a presque 10 ans maintenant (le temps passe vite).
Je pense que cette oeuvre a achevé de forger mon amour infini pour les villes nippones, mais m'a aussi fait prendre conscience des codes que j'aimais dans les univers urbains.
Cet article me renvoi donc à de doux souvenirs ^^
Ravie d’avoir pu raviver la flamme dans le coeur de nos lecteurs :)
Un film et une BD splendides ! De même, touché par la nostalgie. J’avais vu ce film juste avant de partir travailler en Asie, par pur hasard.
Merci pour les souvenirs