Diplômé d’architecture en 2012, Jérôme Glad est un jeune entrepreneur français parti à Montréal pour apporter sa pierre à l’édifice de la co-construction des espaces publics. Avec son coéquiper Maxime Bragoli, ils ont créé Pepinière&co, « un organisme à but non lucratif voué à identifier des sites urbains emblématiques ou sous-exploités » dans le but « de leur donner une vocation culturelle et économique viable, tout en favorisant l’implication des communautés locales ». Nous l’avons découvert grâce à sa prestation de janvier dernier aux TEDx Talks de Montréal. Son discours, qui portait sur la revitalisation urbaine collaborative et peu coûteuse, a en effet attiré notre curiosité ! Ci-suit un entretien avec ce talentueux « architecte désillusionné » qui nous raconte son parcours, ses projets et ses réflexions sur les activités qu’il mène à bien…
Peux-tu nous présenter ton parcours et ton activité actuelle ?
On se dit parfois qu’on est un laboratoire d’initiatives urbaines : on teste des idées, développe de nouveaux modèles d’affaires, planifie à la frontière des règlements. On essaye d’ouvrir la voie à un développement urbain plus spontané, plus humain et plus rassembleur. De mon coté je me décris souvent comme un « architecte désillusionné ». Je pensais pouvoir faire la différence et contribuer à l’amélioration des villes par l’architecture, mais la pratique fait fasse à une impasse, je crois. Le problème vient de la commande, le détachement et les intérêts privés de grands promoteurs, la planification par grands projets des administrations publiques, l’impasse des concours, les règlements, le manque d’emploi… Alors comme beaucoup de jeunes collectifs, on a commencé a développer notre pratique, à créer nos propres projets, innover en initiant nous même les commandes plutôt que d’en recevoir de mauvaises.
Pour la petite histoire, tout est parti du Village Éphémère qu’on a lancé au sein de l’ADUQ (Association du design urbain du Québec), et qui a fédéré une communauté de designers pour révéler un site emblématique sous-exploité et bâtir un espace public alternatif, le temps d’un projet éphémère. Puis quand on a voulu partager avec un plus grand public l’instant de magie et d’espoir qu’on avait vécu au sein du milieu du design, avec l’intention de créer un lieu vivant deux mois durant, on a dû s’ouvrir à la multidisciplinarité : un peu de programmation culturelle, un peu de mobilisation citoyenne, un peu d’opérations et de gestion, un peu d’administration, un peu de communication, etc. Et c’est là que ma rencontre avec Maxim Bragoli (qui vient du milieu de la finance, gestion et marketing) a été déterminante. On avait tous les deux des parcours opposés, mais c’est l’amour pour la ville qui nous réunit au quotidien, ainsi que l’envie de contribuer au bien commun.
On a créé la Pépinière & Co, et ça a permis de donner une nouvelle dimension aux projets, en s’entourant de tout un panel d’acteurs aux expériences différentes, tous réunis par la volonté de créer un grand projet collectif. Depuis deux ans, on a développé la capacité de gérer des projets à 360 degrés, de lancer une idée puis de pouvoir la réaliser au complet, du chantier à la programmation, en passant par la gestion commerciale. Ça nous a permis d’innover vraiment.
On contribue, j’imagine, à faire évoluer le système urbanistique montréalais qui a son lot de paradoxes. D’un côté, on investit des centaines de millions dans des grands projets de rénovation urbaine, mais qui peinent à avoir une échelle humaine, à s’animer naturellement. De l’autre, on sur-subventionne le milieu événementiel qui : d’un bord fait la renommée de Montréal en tant que ville festivalière, et d’un autre n’a aucun effet structurant sur la revitalisation urbaine d’une ville nord-américaine morcelée, remplie d’espaces vacants. On comprend mal les dynamiques urbaines, on est dans l’artificiel : le beau pavé, l’événement « Wow », mais quand il s’agit de favoriser l’appropriation spontanée, de « planifier » la vie de quartier, ça se gâte…
Les festivals sont remplis de bannières de commanditaires, c’est une forme de privatisation de l’espace public et de commercialisation du public, ça ne développe pas de sentiment d’appartenance et ne contribue par à créer de réels milieux de vie : c’est la ville sous pacemaker.
En fait c’est drôle, car maintenant on a fait notre place dans le milieu urbanistique, mais à l’origine, c’est le milieu événementiel qu’on a « infiltré ». On travaille avec des budgets et des réglementations similaires, mais dans l’optique de créer des espaces de quartier, des lieux de rassemblement spontanés. On a démontré qu’avec des budgets d’aménagement événementiel, on pouvait créer des lieux permanents ou saisonniers, qui d’ailleurs pouvaient servir de canevas permanents pour accueillir différents événements.
En parallèle, le fait de travailler avec la réglementation événementielle nous a permis d’innover. Il y a toutes sortes de choses qu’on ne peut pas faire à Montréal si c’est sous la réglementation du « permanent ». Là, par l’éphémère, le saisonnier, on a pu faire des projets pilotes, tester des choses, et contribuer à faire évoluer la gouvernance. On se rend compte qu’en travaillant de manière légère, ouverte, évolutive et organique, on est beaucoup plus capables d’intégrer les intérêts et les envies de collaboration des populations locales que dans des projets menés par la Ville à coup de millions. Ces derniers sont bien souvent totalement détachés du milieu, inaugurés un jour sans trop savoir si ça va fonctionner ou non… On parle d’ordinaire de rénovation (faite par la Ville) VS. revitalisation (faite par le milieu, les gens, entrepreneurs, et autres acteurs). On remplit souvent un vide qui existe entre les volontés des administrations publiques, et les désirs du milieu, des citoyens et des organismes. On prend les espaces sous-utilisés, et on orchestre les potentiels pour favoriser la création de projets authentiques.
Peux-tu nous présenter deux des projets marquants que vous avez initié sur place ? Avez-vous d’autres idées de projets idéaux ou de méthodes que vous souhaiteriez tester ?
Le plus gros projet que l’on gère entièrement, c’est le Village Éphémère évoqué précédemment. Nous sommes parti de pas grand chose, et aujourd’hui il est devenu le Village au Pied-du-Courant, installation quasi-permanente. Implanté sur un site très isolé mais magnifique – face au fleuve Saint-Laurent et au pied du pont Jacques-Cartier. Il est assez emblématique de notre démarche. La première année, on a fait venir 20 collectifs de designers pour co-construire une sorte de parc alternatif, fait d’une plage artificielle et d’une multitude de pavillons bordant un boardwalk, avec un biergarten, des foodtrucks et 40 jours de programmation en tous genre.
Le projet a créé beaucoup d’engouement auprès de la population. C’était un lieu très rassembleur, pas juste « hipster », qui a donné beaucoup d’espoir à la communauté. Un journal titrait « rêver les possibles », ce qui est pour nous très fort et très juste, car sa mise en place prouve quelque part qu’il est enfin possible de voir naître un nouveau modèle d’urbanisme. Plus rassembleur, participatif, et incluant tous les publics, familles comprises.
C’est ce projet qui a donné lieu à la commande qu’on a reçu pour développer les Jardins Gamelin. C’est ainsi que l’on a été approché par le Partenariat du Quartier des Spectacles pour faire quelque chose sur une place située en plein centre-ville et complètement délaissée par la population – à cause de graves problèmes sociaux et de criminalité. Au départ, on ne se sentait pas capable de relever le défi, mais en ayant une approche très « humble », et en s’assurant que le projet soit porté par des organismes du milieu, on a réussi a créer collectivement quelque chose de très beau et très sensible. De cette façon, le projet a en quelque sorte servi à faire découvrir au grand public les potentiels de ce nouveau modèle d’aménagement.
Avec notre intervention, c’est devenu un lieu de rassemblements spontanés, effervescent au quotidien, et accueillant aussi des festivals existants. Les Jardins Gamelin forment ainsi une sorte de grande terrasse publique, avec un café/bar aménagé au milieu de bacs d’agriculture urbaine. Pour info, ces agencements n’ont pas été mis en place dans un but simplement « cosmétique »… Ils ont bel et bien servi à « humaniser » plus profondément le lieu. D’un côté, ça a permis de créer un vrai îlot de fraîcheur, en « intimisant » l’espace. De l’autre, cette activité agricole participe surtout à l’apaisement des moeurs, en créant notamment un cadre favorable à l’implication des « habitués marginalisés » de la place. S’y trouve ainsi une jardinière permanente spécialisée en réinsertion sociale, qui a permis aux sans-abris de prendre part à l’entretien des jardins. Ils ont ainsi pu être valorisés par le résultat de leur travail, en récoltant les légumes. Et la nuit venue, les sans-abris qui dormaient sur la place gardaient un oeil sur leurs jardins. Les critiques prévoyaient que le projet « nettoie » la place, de notre coté ce n’était vraiment pas l’intention, mais on doit dire qu’on ne s’attendait pas à une si bonne cohabitation.
Concernant cette cohabitation, on peut aussi parler des karaokés qui y sont organisés chaque dimanche. Ces événements ont créé un réel melting pot de toute la population montréalaise. La programmation étant participative, on y trouve toute une diversité de profils (autant de hipsters que de sans-abris, de touristes, de personnes âgées…), formant une belle communion populaire.
En deux ans on a porté une dizaine de projets du genre, notamment le Marché du Nord qu’on aime beaucoup. Tout est parti de la commande d’une soirée, et avec le budget dédié à l’événementiel on a finalement bâti une structure qui va être effective pendant encore cinq ans ! Il y a tellement de projets potentiels… On est vraiment optimistes car on sait qu’il y a un vent favorable pour ce genre d’initiatives, et comme celles que nous avons mises en place ont fait leurs preuves, il y a une plus grande ouverture à la nouveauté, à la jeunesse et aux projets tests.
Enfin, on a récemment lancé une bouteille à la mer pour un projet de conservation de portions d’une autoroute aérienne prévue pour la démolition et destinée à être transformée en boulevard d’entrée de ville . De notre côté on souhaiterait en faire un belvédère-support d’interventions artistiques sur le dessus, ainsi qu’un un marché public et un spot de cuisine de rue en dessous. L’idée serait de transformer cet espace en un lieu de rassemblement pour les quartiers voisins. Beaucoup de monde soutient cette idée, mais on sait aussi que le temps presse car la démolition a commencé…
En tant que résident non natif, comment décrirais-tu les spécificités de ce territoire ? Si tu devais comparer avec la France, quelles seraient les principales différences rencontrées au coeur de ton travail au Québec ?
Montréal est un grand terrain de jeu pour ce genre d’initiatives, car il y a beaucoup d’espace. La ville a connu un certain déclin et a été morcelée par toutes les interventions modernistes des années 60 (autoroutes, démolitions de quartiers complets, etc). Il y a beaucoup à rebâtir, un peu comme Berlin après la chute du mur, ou Détroit aujourd’hui (à une échelle moindre bien sûr), et le tout se fait dans un contexte d’innovation sociale extrêmement stimulant. A Montréal il existe une grande diversité culturelle et une cohésion très saine entre tous les migrants, dont je fais partie. De nombreux organismes, couplés à une culture de l’entraide favorisent le processus d’insertion des populations pauvres et marginalisées. De plus, on trouve finalement peu de grandes entreprises, mais davantage de PME et de petits entrepreneurs passionnés, ce qui favorise certainement le développement d’une ville construite à échelle humaine et teintée d’authenticité.
Et puis la chose la plus passionnante peut-être, ce sont les identités de quartiers ; Montréal est un patchwork de cultures, et chaque quartier a quelque-chose de différent à offrir. Partout on retrouve des organismes, des artistes et des entrepreneurs bouillonnants qui ont vraiment à coeur de développer un milieu de vie à leur image. Enfin, je le répète : il existe à Montréal une grand esprit d’ouverture aux nouvelles initiatives, à la jeunesse. Il n’y a certainement pas autant de hiérarchie établie qu’en France. C’est possible de partir de petit et d’être très vite salué par le milieu, encouragé, aidé.
Le principal problème par contre, c’est la réglementation qui est beaucoup trop présente et qui bien souvent décourage les porteurs d’initiatives. Le genre de sur-réglementation héritée des années 70 – époque pendant laquelle il fallait contrôler tout ce qui se faisait en ville, et où on n’avait pas vraiment foi en la bonne volonté de la population et la capacité d’une bonne entente entre voisins… Avant de se lancer, si on avait eu vent de toutes les réglementations auxquelles on allait devoir faire face, on n’aurait certainement jamais rien fait !
Si ces règlements ont pu faire stagner Montréal à une certaine époque et cloîtrer les initiatives entre quatre murs, aujourd’hui la ville ne demande qu’à être révélée, en investissant un peu moins dans le beau pavé, moins dans les gros événements, et davantage dans l’humain, le spontané et la vie de quartier.
Pour revenir sur le principe de revitalisation urbaine, n’est-elle pas intimement liée au phénomène de gentrification que subissent certaines villes contemporaines ?
L’idée de gentrification revient souvent sur la table et est dérangeante quand elle revient à prôner l’immobilisme. Dans certaines villes, la gentrification est très intense et dangereuse, car portée par un capitalisme sauvage qui bouleverse complètement l’écosystème urbain. En opposition, la bonne revitalisation urbaine est certainement reliée à la distinction entre le « top-down » et le « bottom-up ».
C’est en tous cas ce qu’on cherche à faire : avoir une approche sensible permettant d’accompagner les communautés locales à s’épanouir. Le renforcement de la cohésion des habitants aide à se prévenir face aux phénomènes néfastes de la gentrification. La revitalisation des milieux de vies est essentielle à l’amélioration de l’environnement urbain, et elle passe par l’appropriation par les habitants d’espaces publics (rues, parcs, ruelles, terrains vacants, etc).
À l’opposé, le développement urbain poussé par les grands promoteurs possède généralement des intérêts économiques indifférents au milieu dans lequel il est censé s’inscrire ; et le « branding » des quartiers qui émergent de ces projets est néfaste pour les villes, le caractère des quartiers, la diversité culturelle etc. C’est cette gentrification qu’il faut combattre, et on se rend compte qu’à Montréal, lorsqu’un promoteur (ou la ville) propose un projet « en clash » avec le milieu dans un quartier à la communauté soudée, il fréquent que le projet passe très très difficilement !
Quand on travaille dans un quartier nouveau, on n’a pas de méthodologie pour mesurer les impacts qu’on peut avoir, mais on s’assure toujours que les acteurs et organismes locaux soient impliqués dans les projets. C’est eux les meilleurs juges pour savoir si une initiatives est respectueuse ou non du milieu. Pour nous, une communauté soudée crée un milieu de vie résilient, plus agréable, qui favorise la marche et l’économie de proximité. Ce n’est pas de la gentrification, mais la recherche collective de villes meilleures, plus vertes, moins individualistes, et où l’humain est mis en avant.