Si vous nous suivez un peu, vous devez savoir que l’une de nos plus grandes passions tient dans une problématique aussi vaste qu’excitante : comment les mondes de la ville et ceux du jeu vidéo pourraient-ils s’inspirer mutuellement ? (cf. « Le game design est un urbanisme comme les autres ») Parmi les moult résonances possibles, la question du collaboratif occupe une place de choix. Certains jeux mettent en effet la co-création au centre de leur gameplay à l’instar du fameux Minecraft, porte-drapeau des jeux dits « bac à sable », dans lesquels les joueurs peuvent notamment donner vie à leurs envies architecturales les plus réalistes ou les plus folles (quelques exemples ici et là).
Quiconque a déjà posé les yeux ou les doigts sur ce jeu de fabrique libertaire, comprendra aisément la manière dont les acteurs de la ville peuvent s’en inspirer. Certains n’ont d’ailleurs pas attendu pour s’y mettre, loin s’en faut ! L’ONU utilise par exemple le jeu dans le cadre de certains programmes urbanistiques, notamment dans les bidonvilles ou les zones sinistrées telles que Haïti :
« À Tikok, la Place de la Paix est le seul lieu public. Dans ce quartier pauvre de Les Cayes, à Haïti, les membres de la communauté s’y retrouvent, enfants comme commerçants. La municipalité, aidée par le programme des Nations Unies UN-Habitat à travers le projet Block by Block, travaille à son amélioration. Et la population locale y prend pleinement part. À l’occasion de plusieurs réunions, les habitants et usagers de la Place de la Paix ont imaginé leur espace public idéal sur Minecraft, un jeu vidéo de construction. L’objectif du projet est de faire participer la population locale à l’aménagement urbain. Block by Block est en test dans quatre villes: Les Cayes, Kirtipur au Népal, Nairobi au Kenya et Mexico. »
Mettre les mains dans le cambouis
On pourrait presque croire, au vu des nombreuses organisations utilisant Minecraft ou d’autres jeux bac-à-sable du même acabit, qu’ils ont été conçus pour ça… Cependant, la co-création urbanistico-ludique n’est pas nécessairement aussi « littérale ». Depuis les prémisses du médium, certains développeurs ont choisi de confier les clés de leurs jeux aux joueurs eux-mêmes, et ce par divers moyens plus ou moins détournés. Ainsi les éditeurs de niveau, depuis l’ancêtre Civilization II jusqu’au récent Super Mario Maker, sont un excellent moyen de « mettre la main à la patte » sans pour autant se plonger dans les entrailles du code, plus hermétique pour les profanes. Avec l’émergence des jeux online, les éditeurs de niveau sont d’ailleurs devenus des outils essentiels au succès de certaines licences, telles que le jeu de course TrackMania dans lequel la plupart des circuits sont créés par la communauté des joueurs. A tel point que le troisième épisode de la saga, TrackMania United, ne constituait pas à proprement parler un jeu vidéo. Il s’agit avant tout d’une plateforme d’échange, sorte de place du marché sur laquelle les joueurs peuvent « acheter » et « vendre » circuits et ornements de véhicules en monnaie virtuelle sonnante et trébuchante.
Dans la même lignée, c’est bel et bien la question du modding que nous souhaitons finalement aborder ici. Anglicisme bien connu des gamers, on pourrait le définir comme la capacité à créer un jeu à partir d’un autre, en modifiant le code de manière plus ou moins drastique. A titre d’exemple, il existe une centaine de mods pour GTA permettant de faire varier les expériences de jeu dans le fond (ex. transformer GTA en jeu d’infiltration particulièrement discret), comme dans la forme (ex. échapper à des policiers franchouillards en lieu et place des officiers ricains habituels). Le sujet étant un peu trop technique pour nous, on se contentera de vous inviter à regarder la vidéo ci-dessus, produite par l’émission Pause Process (JV.com) et diffusée sur le réseau Nesblog. D’abord parce qu’elle est parfaite, tant pour les connaisseurs que pour les néophytes, ensuite parce que c’est précisément ce qui nous a inspiré le présent billet. Rendons donc à César ce qui lui appartient !
La ville est un mod en devenir
Côté urbain, on pourrait retenir de nombreux enseignements du modding, et plus précisément de la manière dont des communautés de joueurs détournent un produit de son usage initial… rappelant par là-même les principes du « hacking urbain« . Il est notamment intéressant de constater qu’à l’instar de la co-création urbanistique, les mods ont longtemps été vus d’un très mauvais œil par les producteurs officiels des jeux originaux, avant que ces derniers ne s’ouvrent progressivement aux joueurs. Certains mods sont même devenus des jeux à part entière : qui se souvient que le célébrissime Counter Strike, sorti en 1999, était à l’origine un mod de Half-Life ? Au final, peu importent les raisons qui ont poussés les créateurs de jeu à laisser leur code être trituré par des tiers : le modding est aujourd’hui suffisamment rentré dans les mœurs pour qu’on puisse y voir une source d’inspiration applicable aux urbanités.
L’analogie est en effet évidente : des amateurs « éclairés » viennent ici se greffer sur une offre « institutionnelle », permettant d’en décupler le champ des possibles tout en se formant eux-mêmes… pour potentiellement développer leurs propres jeux à leur tour. La logique n’est pas sans rappeler ce qui se passe actuellement dans l’écosystème urbain, depuis les prémisses de l’open data jusqu’aux préceptes actuel d’un urbanisme véritablement collaboratif. L’ambition du Wikibuilding et de ses « sept milliards d’urbanistes », dans le cadre du programme Réinventer Paris, n’en est-il pas l’incarnation très concrète ? La ville de demain sera-t-elle un mod à l’échelle 1:1, quand les acteurs traditionnels (architectes, urbanistes, promoteurs, etc.) proposeront en quelque sorte le « code-source » du bâti, modifiable à l’envi par des urbano-moddeurs en pagaille ?
Le collaboratif en héritage
Certes, cette perspective reste encore assez lointaine, pour ne pas dire profondément utopique. Mais il n’est pas interdit de rêver, et de bûcher pour commencer à la construire. Pour ce faire, il importe de développer une véritable « culture » collaborative chez les futurs participants à la ville co-créée. Et c’est ici que les mods revêtent leur véritable force. Comme Pause Process l’indique dans la vidéo, la conception de mods est une excellente porte d’entrée pour comprendre le fonctionnement des jeux et, in fine, apprendre à en faire soi-même. En termes urbanophiles, on parlerait volontiers « d’initiation » à la culture Do It Yourself, l’un des grands enjeux de la ville collaborative. Trois chercheurs français (Baptiste Monterrat, Élise Lavoué, et Sébastien George) ont d’ailleurs consacré une passionnante conférence à cet intriguant sujet, dont la retranscription est disponible ici :
« Les outils de modding créés depuis quelques années permettent aux joueurs de modifier leurs jeux vidéo de plus en plus facilement. On observe que les personnes qui ont modifié un jeu acquièrent à cette occasion des connaissances sur son fonctionnement et ses contenus. L’idée que nous développons ici est l’application de ce principe aux learning games, pour faire du jeu 2.0 un moyen d’appropriation des connaissances accessible à tout type de public. Dans cet article, nous proposons un modèle d’activité éducative et collaborative basée sur le modding, et une architecture générique de système informatique supportant une telle activité. Nous avons réalisé un prototype implémentant cette architecture, et une expérimentation pour tester le modèle d’activité proposé. Les résultats démontrent que les outils collaboratifs conçus tendent à favoriser l’apprentissage. »
S’il est possible de réaliser des mods en solitaire, c’est en groupe que l’activité trouve tout son intérêt. Les diverses recherches réalisés sur le sujet témoignent ainsi de la capacité des moddeurs à s’organiser pour la réalisation d’un objectif commun (il en va de même concernant les exemples relatifs à Minecraft présentés plus haut : le jeu est jouable en solo, mais la plupart des créations les plus ambitieuses sont le fruit de coordinations parfois très poussées). Ainsi :
« Selon Scacchi, « le modding est aussi un moyen d’apprendre à travailler avec les autres. » Une personne qui crée un mod s’entraîne à travailler en équipe et à gérer un projet de groupe. Pendant les expériences de El-Nasr et Smith, les étudiants ont dû d’abord se répartir les tâches au sein des binômes. Ils ont ensuite compris qu’il était bénéfique pour leur projet de communiquer avec les autres groupes. Ainsi quand le nombre de personnes impliquées dans un projet de modding croît, il y a certes plus de risque de voir apparaître des erreurs, mais il y a également plus de chances que les erreurs soient rapidement détectées et corrigées. »
Imaginez maintenant que tous les participants d’une réunion de concertation aient été initiés aux principes du collaboratif par le truchement du modding. La panacée, pas vrai ? Une raison de plus pour promouvoir ces méthodes de travail, ou a mimima pour s’interroger sur la place qu’occupe le jeu vidéo (de manière littérale ou allégorique) dans les processus de co-création urbanistique…
Très inspirant. J’irai même plus loin en opposant « modding » et « uberisation ».
En effet là où le modding vient d’une initiative personnelle qui se confronte à la communauté (urbaine/familiale/sociale) qui l’ignore ou l’adopte, l’améliore ou le casse, l’uberisation utilise le prétexte de l’initative personnelle pour centraliser et réduire les coûts afin de « forcer » un usage.
On peut réfléchir maintenant aux transports de personne sur l’angle du Modding. Exemple absurde : Et si j’ajoutais une place assise à 1€ sur le toit de ma twingo pour faire le trajet maison/gare. Les personnes branchées par ce délire pourront l’utiliser et à leur tour modder ma twingo avec un plaid en location (50cts le KM) ou proposer un trajet plus optimisé que le bus etc etc.
biz, M
Certes, née au mitan du 20ème siècle, ayant toujours travaillé dans une institution très hiérarchisée et par définition conservatrice, l’éducation nationale, mon commentaire sent l’ancien . Mais il voudrait dire l’intérêt réel que je vois pour ces pratiques nouvelles qui ont tant de mal à passer auprès des professeurs et qui expliquent peut-être une partie des problèmes de l’école.
Ce serait pour moi un vrai sujet que de trouver comment faire évoluer des pratiques frontales .
Car une chose est de l’estimer juste une autre de changer de positionnement.
A bientôt.
GG