Sur le papier, la science-fiction est une formidable source d’inspiration pour les prospectivistes que nous sommes. Le sujet est d’ailleurs à la mode, tant dans les milieux de la prospective « traditionnelle » que dans d’autres champs de créativité plus expérimentaux ; nos récents entretiens, avec le chercheur Yannick Rumpala ou l’essayiste François Rouiller, auront achevé de nous convaincre. Après tout, comme le disait l’écrivain Alain Damasio, la SF n’est-elle pas « la voie royale pour comprendre l’anthropocène, cette strate géologique durant laquelle l’Homme est devenu hégémonique » ?
Si ce postulat se légitime sur le papier, il mérite quelques nuances dans la pratique, notamment au vu de la production science-fictionnelle de ces dix ou quinze dernières années. C’est même précisément le point de départ du dernier ouvrage de Nicolas Nova, Futurs ?, consacré à cette « panne des imaginaires technologiques » qui semble frapper tant de projets spéculatifs – qu’il s’agisse de produits culturels ou de travaux de R&D. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans un prochain billet, spécifiquement consacré aux pistes de solutions que propose Nicolas Nova.
La science-fiction moderne (du moins dans sa partie la plus mainstream) souffre en effet de nombreux défauts. On lui reprochera notamment son obstination à présenter la technologie comme étant en permanence fonctionnelle, ne connaissant jamais le moindre accroc. Autrement dit, d’occulter sciemment ou inconsciemment ces moments où « ça plante », tout simplement. Pourtant, il suffit de regarder autour de nous pour mesurer à quel point n’importe quelle technologie, même la plus simple des télécommandes, connaît forcément quelques vicissitudes…
F**k this shit, I quit
Bien sûr, la science-fiction n’a pas vocation à montrer que la technologie peut-être « défectueuse ». Néanmoins, et comme tout genre fictionnel, la SF repose sur la « suspension consentie de l’incrédulité » du spectateur ou du lecteur. Or, une technologie trop « parfaite » vient nuire à l’immersion du spectateur, qui a eu des années pour se familiariser avec les bugs quotidiens des technologies les plus banales.
C’était d’ailleurs l’un des points soulevés par le projet de « design-fiction »1 A Digital Tomorrow, réalisé par ce même Nicolas Nova, et qui avait particulièrement stimulé notre imaginaire spéculatif. On y découvrait notamment les tribulations d’une automobiliste confronté au « bug » de l’outil de reconnaissance faciale de son véhicule. Une séquence à la fois drôle et intelligente, qui soulignait ainsi le décalage entre cette vision « réaliste » des technologies, et celle plus-que-parfaite présentée par les auteurs de SF et les innovateurs corporate.
Il serait toutefois injuste de jeter l’ensemble des productions contemporaines à l’aune de ce constat généraliste, qui ne vaut évidemment que pour une majorité des cas, mais pas tous. Ainsi, il arrive de croiser, au détour d’une oeuvre fictionnelle, un détail qui accroche notre œil : c’est le cas avec la très courte séquence suivante, entrevue dans le film Riddick, sorti en 2013, troisième volet d’une trilogie spatiale assez inégale. Pour mieux vous en faire profiter, on a même réalisé un gif du plus bel effet : on y voit ainsi « Boss Johns » ouvrir une application de cartographie en 3D semblable à celles que l’on voit dans tant d’autres films. Sauf que là, stupeur :
Eh oui, la modélisation connaît quelques soucis d’affichage ! Boss Johns tapote donc sur la partie qui bug, de la même manière que nous tapotons sur une TV quand elle plante. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup. En effet, cette séquence n’a strictement AUCUNE incidence sur le reste de l’histoire. Cela signifie donc que ce petit tapotement (et la modélisation qui va avec) a été ajoutée sciemment au storyboard, à des seules fins de crédibilité et d’immersion du spectateur.
En ce sens, cette séquence vient battre en brèche toutes les visions aseptisées de la technologie que l’on a coutume de voir ça et là. Elle vient ainsi faire écho à cette citation de l’écrivain Frederick Pohl, plusieurs fois mentionnée dans l’ouvrage de Nicolas Nova :
« Une bonne histoire de science-fiction doit pouvoir prédire l’embouteillage, et non l’automobile. »
De la même façon, une réflexion sur le futur de la cartographie ne doit pas simplement prédire les supports à venir, mais aussi les tracas que l’utilisateur rencontrera tôt ou tard, et les moyens d’y répondre – fût-ce un simple tapotement. C’est ce qu’illustre parfaitement cette séquence de Riddick, qui nous invite à cette réflexion sur le « glitch » comme outil prospectif.
Le glitch, qui désigne par abus de langage tout dysfonctionnement informatique ayant des répercussions « visibles », est en effet une manière de montrer la réalité des technologies qui pourront un jour nous entourer. En effet, le glitch dévoile le numérique dans toute sa nudité : avec ses défaillances techniques, ses interfaces mal foutues, ses ergonomies obsolètes… Dans cette perspective, comment se fait-il que l’immense majorité des travaux de spéculation institutionnels, n’accorde presque aucune place aux tracas de la technologie ?
Extrait de l’animé Serial Experiment Lain dans lequel la technologie est un sacré casse-tête
Cela est particulièrement palpable pour les projets de « smart-quelque chose » : ville intelligente, habitat intelligent, transport intelligent, etc., où la défaillance brille par son absence. La question est pourtant fondamentale : que se passe-t-il quand ça part en sucette ? C’est ce que nous avions tenté d’approfondir avec le « design-friction », version corrosive du design-fiction. Et c’est évidemment le propos que développent les artistes, designers et inventeurs mentionnés par Nicolas Nova dans son ouvrage, à travers le recensement de nombreux travaux de design-fiction :
« Mais l’idée du design fiction diffère de ces objets [utilisés dans le cinéma de SF], dans le sens où elle dépasse le simple statut d’accessoires et étend les conjectures à un format distinct : celui de l’objet, qui a une vie propre, qui n’est pas parfait (le bug est un ressort classique des projets de design fiction), et surtout qui n’a rien de grandiose. »
Dans tout cela, un point commun : l’envie de montrer au public une réalité véritablement « tangible » du futur. Autrement dit, de donner une certain « granularité » à ces lendemain qu’on présente. Pas simplement un avant-goût basé sur de jolies images trop proprettes, mais une immersion pleine et entière dans le monde qui nous attend peut-être. Les auteurs de Riddick l’ont bien compris, alors que le film se range plutôt du côté des nanars. Les institutions de prospective, qu’elles soient publiques ou privées, ont une responsabilité vis-à-vis du futur qu’elles présentent au grand public : celle de montrer le futur dans ce qu’il a de plus cru.
Mettons un peu d’artisanat dans ce monde techno (Summer Wars)
En y réfléchissant bien, on peine à trouver d’autres exemples de tels glitchs dans le cinéma de science-fiction contemporain. La littérature est un peu plus prolixe (on pensera par exemple à cette porte, imaginée par Philip K. Dick dans Ubik, qui refuse de laisser entrer le narrateur dans son appartement), mais cela reste néanmoins une rareté. Nous sommes d’ailleurs preneurs d’exemples en commentaires, si vous avez des suggestions…
- Sur le sujet, lire cette très bonne synthèse de Hubert Guillaud : De la science-fiction au design-fiction [↩]
Intéressante approche. J’ai en tête deux exemples de l’exploitation de bugs dans un récit de science fiction, mais qui ne sont sans doute pas exactement de la même nature que celui évoqué dans la mesure où s’inscrivent pleinement dans l’histoire (voire sont son argument) :
– Brazil (Terry Gilliam, 1985) où un « bug » (une mouche) cause une erreur sur une machine à écrire automatique (remplaçant Tuttle par Buttle) et conduisant à des dysfonctionnements en chaine dans l’appareil bureaucratique totalitaire. D’ailleurs, dans l’ensemble, la technologie de Brazil est largement défaillante, cf. en particulier le rôle d’Archibald Tuttle (Robert de Niro), un plombier chauffagiste « vengeur » qui répare illégalement les climatisations chez les gens.
– Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999) où des glitchs (comme le « déjà vu ») permettent de mettre en évidence des bugs dans la matrice, indice de la présence d’agents : http://www.youtube.com/watch?v=z_KmNZNT5xw
Très intéressante, la question du glitch. Elle s’inscrit dans une problématique plus générale “d’incomplétude“.
Non seulement les dispositifs du futur ne vont pas parfaitement fonctionner, mais en plus, contrairement aux visions de la SF, tout le monde ne les adoptera pas, pour les raisons les plus diverses.
Même le tsunami de l’internet ne concerne aujourd’hui que 40% de la population mondiale et ces 40% sont ceux qui étaient les plus faciles à concerner. En ce sens la généralisation à l’ensemble de l’Humanité est tout sauf évidente… et avec elle le marché des données personnelles… etc.
Or, ce qu’il y a d’intéressant dans tous ces phénomènes d’incomplétude, c’est qu’ils amènent à des pratiques alternatives… elles-mêmes sujettes à des progrès… et que ce processus est potentiellement producteur d’effet domino… et pas là potentiellement destructeur de la pratique principale…
Il faut absolument que je m’arrête, car je sens que je vais encore être trop long!
Mais non, au contraire épanche-toi, c’est passionnant ! On veut en savoir plus sur l’effet domino : à quel moment, par quels mécanismes une pratique « informelle » (disons-le comme ça, même si le mot n’est pas le bon) devient en mesure de supplanter d’une pratique « étalon » ?
C’est toujours ce à quoi je fais attention dans les oeuvres de SF, maintenant.
Même si ça ne concerne en rien les techno, j’étais contente de voir que dans Interstellar ils faisaient un peu gaffe aux évolutions de ces pratiques « informelles ». Par exemple : ça se passe dans un futur plutôt proche, climatiquement la Terre est sujette à de régulières tempêtes de poussière. Les gens ont appris à vivre avec cet inconvénient. Pourtant ils n’ont aucune combinaison high-tech anti-poussière, ils réutilisent simplement un vieux masque antipollution de médecin (les mêmes coques blanches qu’on voit beaucoup en Asie, ou un peu par chez nous) ainsi que des lunettes de protection (de soudure, ou celles pour aller sous l’eau…).
Ils ont également « appris » à retourner les assiettes sur la table avant manger pour ne pas qu’elles se remplissent de poussière. Cools petits détails de l’adaptation quotidienne à un élément futur imaginé, je trouve.
La SF, ce n’est rien qu’un avertissement sur les limites à ne pas dépasser finalement… Une anticipation sur un futur souhaité mais qui n’est peut-être pas toujours souhaitable.
Pas assez de références cinématographiques mais en littérature je ne peux m’empêcher de penser, toujours, à Ravage, de René Barjavel. Ce livre, qui évoque la chute de la civilisation par une coupure de courant définitive, est d’autant plus « réaliste » qu’on nous annonce une augmentation de la consommation d’énergie dans les années à venir…
Il ne s’agit pas vraiment d’un bug informatique, mais d’un point de vue plus global encore…
Si je ne suis pas trop hors sujet je reviens avec des exemples tirés des nouvelles de Bradburry !
J’ai commis un petit billet sur cette question intitulé « l’incomplétude, talon d’Achille du futurologue » ( je ne sais pas si les commentaires supportent les liens) donc, on peut trouver le billet dans la rubrique « Penser le futur » ——> concepts.
a bientôt pour la suite
A vrai dire, je ne suis pas tout à fait d’accord. La logique qui motive les scénaristes de SF à montrer des technologies qui fonctionnent de manières imparfaites n’a pas tant l’intérêt de montrer un futur crédible que d’amener des éléments de contexte pour le lecteur. Ainsi, de mon point de vue, la scène de Riddick, comme beaucoup d’autre films de SF, n’a uniquement pour but que de situer ce second groupe de mercenaires d’un point de vue économique par rapport au premier groupe arrivé sur la planète : ils ont les moyens de se payer des technologies plus avancées mais pas de les réparer ou s’en payer des neuves.
Les films de SF pullulent de scènes contenant des écrans avec des parasites ou des ingénieurs qui tapent sur une quelconque machine pour la faire fonctionner (véhicules, ordinateurs et écrans en tout genre). Cela ne concerne pas des technologies défaillantes par nature mais défaillantes par manque de moyen de les entretenir, ce qui est une précieuse indication de contexte pour les spectateur/lecteur. On peut ainsi rapidement se faire une idée à quel genre de d’individus/groupe/civilisation on a à faire. Les technologies épurées comme on les voit dans les films ne sont qu’un effet caricatural du message consistant à affirmer que cette technologie a été maitrisée au point que les glitch et autre bug ne sont plus que négligeable. Quand le seul but de ces technologies « parfaites » est de créer un différentiel technologique avec d’autres du même univers ou de notre époque, il serait dommageable de parasiter cet objectif dans le seul but de tempérer la perfection d’une technologie imaginaire.
Pour reprendre la citation sur l’embouteillage, il n’est pas le résultat d’une technologie imparfaite mais celui d’un usage imparfait. Ce qui est effectivement, en marge de l’usage immoral, une des pistes d’analyse les plus passionnante de la science-fiction mais surtout celui de la prospective. Le jugement moral d’un usage dans une œuvre de SF étant idéologique là où le jugement analytique dans une vision prospective se veut objectif.
En revanche je suis d’accord que les technologies défaillantes par nature sont bien présentes dans les scénarios de science-fiction mais uniquement les défaillances inhérentes et jamais un manque de finition qui, à terme, pourrai être éliminé.
Je pense que le problème vient du mélange de prospectiviste et auteur de science-fiction : l’un a pour but de décrire le futur de la manière la plus objective possible au vu des connaissances et possibilités actuelles et l’autre veut avant tout faire passer un message en parlant de ce que le futur pourrait être quitte à faire des compromis et pour peu que le message passe mieux. De manière schématique on pourrait dire que leurs impératifs sont inversés : le premier parle du futur à travers un concept et l’autre parle d’un concept à travers le futur.