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« Louxor, j’abhorre ! » La ville culturiste, à urbaniser avec modération

Le 19 avril 2013 - Par qui vous parle de , , ,

La semaine dernière se tenait à Marseille un stimulant colloque sur les liens qui unissent ville et culture, en s’interrogeant plus précisément sur l’impact des politiques et infrastructures culturelles dans la revitalisation des territoires. Un colloque initié par la Fabrique de la Cité dans le cadre de Marseille Provence 2013, qui n’aura pas évité d’aborder les questions qui fâchent… enfin, presque toutes. La réouverture cette semaine du Louxor, à Paris, nous donne l’occasion de revenir sur cet épineux sujet, emblématique des politiques de métropolisation contemporaines.

Comme souvent lorsqu’on creuse ce type de sujets, se pose vite la question de l’impact économique des infrastructures culturelles. Suivant l’exemple de Bilbao et le fameux « effet Guggenheim », les métropoles visent de plus en plus la rentabilité directe ou indirecte de leurs investissements culturels. Parmi ces externalités positives, la valorisation du foncier occupe évidemment une place de choix… et c’est bien là tout le problème.

Allô maman, bobos

Nombreux sont les acteurs à profiter de cette revitalisation : collectivités et citadins, mais aussi promoteurs immobiliers et propriétaires de logement. Mais il en est certain qui subissent cette hausse des loyers : souvent les foyers plus précaires, dès lors obligés de s’éloigner vers des quartiers périphériques.

C’est le principe bien connu de la gentrification (embourgeoisement rapide d’un quartier jusqu’alors populaire), l’une des principales dynamiques de transformation contemporaine de la ville. Tous les géographes, sociologues ou urbanistes ayant travaillé sur la question ont pourtant souligné l’impact dramatique que pouvait avoir cette hausse du foncier sur l’éviction de certaines couches de population.

Crédit : Tommy Pouilly

Autre exemple, les conflits de voisinage insistent régulièrement sur l’uniformisation du tissu économique local, lorsque les bars et cafés branchés viennent remplacer les commerces d’antan (v. aussi La gentrification et ses torréfacteurs de contingence). Les tensions actuelles relatives à l’hipsterification du quartier Strasbourg Saint-Denis, toujours à Paris, témoignent de ce type d’effets pervers et des questions que cela soulève.

Espèces d’espaces en voie d’extinction

Dans ces processus complexes, les collectivités jouent un rôle particulièrement ambigu. Chargées de limiter l’impact de la gentrification et donc de garantir une certaine mixité sociale, elles sont aussi les principales initiatrices, ou du moins accompagnatrices, de ces mutations urbanistiques. Comme l’expliquent Marie-Hélène Bacqué et Yankel Fijalkow :

Si les travaux portant sur la gentrification ont discuté la part relative de la transformation de l’offre immobilière ou de l’expression d’une nouvelle demande sociale dans les facteurs explicatifs de ce processus (Bidou, 2003 ; Dansereau, 1985), peu ont mis en avant le poids des politiques et des discours publics.

Or l’action publique en quartiers anciens se légitime le plus souvent par un discours de revalorisation construit sur une description du « déclin urbain » identifiée à un certain cadre bâti, une certaine population, une certaine commercialité, une atmosphère urbaine (Beauregard, 2003).

« En attendant la gentrification : discours et politiques a la Goutte d’Or », Marie-Hélène Bacqueé et Yankel Fijalkow, in  Sociétés contemporaines 2006/3

Au-delà des seuls discours publics et de leur dimension performative (« ceux-ci opèrent autant comme « prophétie autoréalisatrice » que comme arbitrage entre plusieurs groupes locaux. »), les politiques d’investissement culturel sont directement dans le viseur.

Cercle vicelard

Ainsi, la Goutte d’Or a connu en quelques années à peine la création du Centre Barbara (2008), suivie il y a quelques jours de la réouverture du Louxor, emblématique cinéma parisien laissé à l’abandon pendant plus de dix ans. On retrouve d’ailleurs le même phénomène dans le quartier Stalingrad / Riquet, avec l’ouverture en 2008 du Cent Quatre puis la réhabilitation de la Rotonde de la Villette en 2011.

La concomitance des dates n’est pas anodine : elle est révélatrice d’une certaine politique culturelle menée par la ville de Paris depuis plusieurs années. Et la Goutte d’Or est à ce titre un territoire privilégié, ce qu’annonçait avec une acuité certaine Marie-Hélène Bacqué et Yankel Fijalkow (leur texte a été publié en 2006, et préfigurait les politiques menées quelques mois et années plus tard.)

On ne peut donc que s’attrister du plébiscite généralisé qui entoure la réouverture du Louxor, en particulier dans les médias locaux et nationaux, sans que jamais ne soit posée la question de l’éviction de certaines catégories d’habitants.

Maîtriser son ouvrage

Sans tomber dans le misérabilisme, ni s’attaquer à la politique culturelle en tant que telle, il nous semble nécessaire de rappeler que tout impact supposément positif (ici, le renouvellement du quartier) génère inévitablement son lot d’effets pervers. Autrement dit, de nuancer un peu ce discours angélique qui veut que la culture améliore nécessairement l’urbanité. « La culture transforme la ville », souvent pour le meilleur mais parfois aussi pour le pire. Il importe donc de prendre en compte l’ensemble des transformations possibles dans la conception de sa politique culturelle.

Concrètement, comment inclure cette externalité négative dans la litanie d’externalités positives promises par de tels programmes d’investissements ? La collectivité a ici une vraie responsabilité. On sait qu’une infrastructure culturelle lourde irrigue un quartier sur un périmètre plus ou moins étendue (quelques centaines de mètres). Dès lors, pourquoi ne pas inclure dans le programme de développement local une clause de maîtrise du foncier de quelques années, sur la sphère d’influence estimée du bâti, et qui garantirait ainsi aux habitants et commerces « autochtones » de pouvoir rester dans le quartier ?

Il s’agirait donc de penser l’intégration de telles infrastructures non seulement en adéquation avec leur quartier présent (ce qui est déjà rarement le cas), mais aussi dans une vision prospective de moyen-long terme. Une première étape réglementaire indispensable pour préserver le tissu local, sans pour autant renier l’impact positif de la culture sur la vitalité d’un territoire.

3 commentaires

  • Oui, mais c’est peut-être donner un peu trop de pouvoir à ces équipements culturels que d’en faire les initiateurs des effets de gentrification de ces quartiers.

    Dans une ville comme Paris (ou Londres, ou New York), ce qui provoque la gentrification c’est d’abord l’impossibilité pour les personnes issues des classes moyennes de trouver à se loger dans les quartiers de leur condition. Après on peut faire d’une contrainte une volonté (celle de se distinguer par le quartier, l’avant-gardisme, l’entre-soi au milieu des pauvres…), certes. Les vieux riches ex-soixante-huitards qui se sont installés il y a 20 ans dans le 20e arrondissement et qui déplorent les bobos aujourd’hui sont bien hypocrites d’ailleurs car ils ont fait la même chose à l’époque.

    À Barbès ce n’est ni le Centre Barbara, ni le Louxor, ni la rue de la mode, ni les rénovations qui font la gentrification, c’est surtout Montmartre qui déborde le boulevard, qui a pris la rue Clignancourt il y a quelques années (pas de prisonniers!) et qui descend inexorablement. Mais avant ça il y a les gens qui achètent depuis quelques années dans des rues encore pas faciles à vivre (rue Myrrha, rue Léon…), et ceux-là, c’est pas de la gentrification qu’ils font, c’est de la mixité sociale (surtout que la majorité des logements en location sont du logement social)…

    Après il y a les opérations de renouvellement urbain, les vraies, comme à Marseille, mais idem ce ne sont pas les équipements culturels d’aujourd’hui qui font la gentrification (ou plutôt le retour des classes aisées au nord de la Canebière on va dire), c’est en fait 20 ans d’Euromed couronnés par Marseille Provence 2013 et les équipements qui vont avec.

    Peut-être que le seul cas où la culture peut vraiment amener la gentrification de quartiers résidentiels, c’est quand les artistes sans le sou vont se coller en masse dans un quartier où les surfaces sont grandes et les loyers petits, et qu’ils attirent à leur tour une population qui a envie d’être dans le coup. C’est Temple Bar à Dublin, Notting Hill à Londres, voire Williamsburg. Au moins dans les deux derniers cas les artistes du départ sont soit déjà partis soit en train de faire leurs valises, contrairement à la France les pouvoirs publics n’y cherchent pas à maintenir de la mixité (par des loyers modérés notamment).

  • La question est effectivement de savoir si c’est bien la culture qui engendre la gentrification.

    La gentrification est un effet de moutonite aiguë car même lorsqu’il existe différents quartiers « abordables », tout le monde veut habiter dans the place to be. Je vis moi-même à Kreuzberg, le quartier IT de Berlin, même si à mon arrivée je n’avais aucune idée que je mettais les pieds dans le quartier le branché de la capitale. Dans ce cas précis, c’est bel et bien la culture qui a amené le hipster et la classe culturelle, mais une culture qui n’a rien à voir avec une initiative officielle.
    Le nombre de squats, de clubs et de soirées illégales, l’image punk et alternative, sont les véritables raisons du succès du quartier.

    Dans le cas de Berlin, on en arrive aux conclusions inverses de votre article: l’absence de programme de développement local est la clé du processus de gentrification.

  • Il y a 2 ans une rencontre genevoise rassemblait différentes associations européennes impliquées dans les questions relatives à la gentrification des territoires urbains en regard avec la figure de l’artiste et du rôle qu’il peut jouer dans ce processus d’éviction. J’ai participé en tant que membre d’Inter-Environnement Bruxelles à ce formidable débat et j’avais écrit :

    Comme le canard joyeux

    A Genève, jeudi matin je me suis levé assez tôt pour aller faire une promenade urbaine avant d’entamer les débats et les ateliers de réflexion proposés par l’Usine autour de la trilogie : artistes, gentrification et urbanité. J’ai fini par m’asseoir sur la berge du Rhône et j’ai dessiné un canard au bec rouge qui s’ébattait joyeusement dans les eaux si transparentes du grand fleuve. Ce canard là m’a donné à réfléchir pendant tout le reste de la journée et aujourd’hui encore il flotte joyeusement dans ma tête qui se souvient.

    Je me souviens du superbe appartement du manager zurichois et je me rappel alors de ce que dit Orhan Pamuk des maisons mal-foutues, charmantes et sensibles d’Istanbul :

    “Ce qui permet de s’approprier une construction et d’en faire sa maison ce sont les rêves de ceux qui y vivent. Ces rêves, comme les fantômes, se nourrissent des coins sombres, érodés, détériorés et salis par le temps. De même que, dans certains bâtiments, les façades et les murs intérieurs prennent avec le temps une texture mystérieuse et d’une étrange beauté, on peut ainsi voir comment une bâtisse insignifiante s’est peu à peu transformée sous l’action des rêves en une véritable maison… S’il est une chose dont les traces et la preuve tangible échappe aux architectes, c’est les rêves avec lesquels les tout premiers habitants d’un immeuble neuf, construit dans l’enthousiasme de la modernité désireuse de faire table rase du passé, le transformeront en espace à leur image et en feront leur maison“. (“Pourquoi je ne suis pas devenu architecte“ dans “d’autres couleurs“)

    “Les villes ont deux aspects. Le premier est celui que peuvent voir les touristes ou les nouveaux arrivants à travers les constructions, les monuments, les avenues et l’apparence extérieure. Il y a aussi les paysages intérieurs, constitués par les chambres où nous dormons, les salles de classe, les couloir de cinémas, les souvenirs personnels, les odeurs, les lumières et les couleurs. Bien plus que les ressemblances apparentes entre les quartiers, l’âme d’une ville, enfouie au plus profond de la mémoire collective, reste l’aspect intérieur et caché de la ville, et ses ruines en sont le témoignage le plus éloquent“. (“d’autres couleurs“)

    Je me souviens aussi :

    – des friches industrielles lyonnaises qui brulent inopportunément quand les gares bruxelloises désaffectées ne l’ont pas été
    – de la gentrification qui en est au stade de son instrumentalisation par le pouvoir public et qui ne concerne plus vraiment ce que peuvent faire ou non les artistes
    – du fait que nous devons nous décomplexer sur la question de la gentrification et de la représentativité sociale, mais que se décomplexer est le fait même du citadin post-moderne
    – du vol culturel et de la captation de la force désirante qui est aussi un vol de l’espace public et donc un affaiblissement des pratiques de la démocratie
    – de οι πολλοι qui sont les personnes équivalentes en regards de la fragmentation des statuts comme dans le bas moyen-âge
    – que la nouvelle sortie de l’autoroute de Reggio Emilia est une manière de gentrifier le paysage et donc de déposséder ce qui appartenait à tous les habitants depuis 2300 ans
    – du foncier qui tend à échapper plus que jamais et sans vergogne aux politiques publiques
    – des alliances qui doivent se tisser pour occuper l’espace public à défaut des friches qui existent moins
    – du droit à la ville, die Recht auf die Stadt, del diritto alla città, the right to the city
    – de la densification qui n’est qu’une nouvelle trouvaille de nos géniaux dirigeants pour gentrifier la ville
    – de la ville citymarketée qui n’est qu’un modèle imposé par un système idéologique qui n’est certainement pas inéluctable
    – de la concurrence des territoires auquel nous préférons la complémentarité : à bas les ranking(s) aliénants
    – de la tour ASTRA que les sympathiques gentrificateurs de Hambourg ont démolie et reconstruites presque à l’identique, c’est ce qu’on est en train de faire à Bruxelles avec l’hôtel Wittouck sur le boulevard de Waterloo avec beaucoup de prechi-precha
    – du peintre de Leipzig qui à défaut d’avoir à quitter son atelier dans l’ancienne friche industrielle en est réduit à peindre le portrait d’un pape allemand
    – de la gentrification qui est une manière de voler, de capter, de déposséder avec plus d’hypocrisie que du temps du Quartier-Nord à Bruxelles et que sa puissance d’enrôlement désirant lui vient de l’idéologie néolibéral dans laquelle nous nous ébattons
    – des artistes, mais pas seulement eux, qui pourraient annoncer la mort de la gentrification car ils auront su la nommer
    – qu’en nommant le diable on le combat plus joyeusement car même le diable oublie que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

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