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Poptraits #1 – Bruno Marzloff : glaner, inspirer.

Le 7 novembre 2011 - Par qui vous parle de , , , dans parmi lesquels , ,

[Avant-propos de Philippe G. : Débouchez le champagne : [pop-up] urbain vient de fêter ses deux ans ! Pour marquer le coup sans forcément regarder dans le rétroviseur, j’ai invité mes divers « guides spirituels » à venir s’exprimer, avec leurs mots, sur trois oeuvres pop ayant contribué à transformer leur relation à la ville et la manière dont ils la traitent dans leurs réflexions. L’objectif : les remercier pour leur soutien durant ces deux années, évidemment ; mais aussi décloisonner les réflexions de ce blog en ouvrant le champ des sources qui l’inspirent à d’autres regards… Premier de ces « poptraits » avec Bruno Marzloff, fondateur et directeur du Groupe Chronos.

Pour ceux qui ne le savent pas, j’ai débuté dans le métier en tant qu’apprenti chez Chronos, et Bruno a donc été mon premier employeur (et accessoirement, le seul à ce jour ^^) C’est là-bas que je me suis frotté aux problématiques qui sont aujourd’hui celles de [pop-up] urbain, et les réflexions que vous y lisez aujourd’hui n’auraient probablement pas vu le jour sans l’influence, le soutien et la patience de Bruno (et de la séduisante équipe qui l’accompagne ;-) Il était donc plutôt logique que cette série de poptraits s’ouvre avec sa plume.

Vous remarquerez assez vite que Bruno n’a toutefois pas souhaité suivre le format proposé, héhé. Plutôt que de chroniquer trois oeuvres pop, il a en effet préféré faire du ‘Marzloff’ dans le texte… pour mon plus grand plaisir. Car c’est précisément cette plume et cette manière de penser qu’il m’a transmis, et que j’essaye de transposer ici à la ‘Gargov’ ;-) Un superbe texte qui, j’en suis certain, vous inspirera autant que moi. Merci à lui pour ça, et bonne lecture !]

Bien entendu, je ne me coulerai pas précisément dans l’injonction des trois œuvres. Pas rebelle, mais un pas de côté pour mieux ajuster. Inutile d’aller chercher très loin des inspirations. Et déjà, une première référence évidente se présente « Les glaneurs et la glaneuse » de la réalisatrice Agnès Varda avec une philosophie que je partage : « Retenir ce qui passe ? non, jouer (avec ce qui se passe) ». A la réflexion, le plus intéressant de nos métiers réside dans notre capacité à réinterpréter ce que nous glanons au quotidien. C’est offert à chacun, mais chacun ne s’en saisit pas forcément, ni de la même façon. Ma réflexion est moins marquée par des œuvres que par des images glanées qui s’allument, rebondissent, ricochent et souvent se perdent. Parfois, elles révèlent une pensée latente, elles excitent un raisonnement qui s’élaborait doucement dans un coin, elles en constituent des métaphores, des prolongements, des suggestions ou elles se proposent comme des invitations à pousser plus loin.

Au-delà de cette première lecture du glanage, il y en a une autre illustrée par le film qui est de « tirer parti des situations »,ce que Michel de Certeau a appelé la « tactique », rehaussant comme le fait Agnès Varda l’inventivité des pauvretés qui, des gâchis agricoles, font leur subsistance, qui détournent, et voient ce que d’autres ne distinguent pas. Il n’y a pas de passivité des citadins, dit le sociologue dans « L’invention du quotidien » (1980), il y a « la liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses. » Michel de Certeau aurait sans doute apprécié cette terminologie « d’empowerment » qui a débarqué dans notre vocabulaire pour traduire cette tactique. Cet empowerment à l’œuvre est dans mon esprit un postulat sociologique et politique, à l’image de « Les glaneurs et la glaneuse« . Le même empowerment s’est observé dans le web 2.0, puis maintenant dans la ville 2.0. La formule déjà datée et abandonnée, traduit cependant toujours la tactique d’appropriation des outils numériques pour en faire une résistance. Daphni Leef, la pasionaria des indignés en Israël, illustre brutalement cette résistance dans Le Monde d’hier (autre glanage :-)

« Je conteste cette idée que nous ne pourrons rien tant que nous serons à l’extérieur du système. […] Aujourd’hui, avec Internet, Facebook, le peuple peut « voter » sur des choses très importantes. »

D’autres, de la Place Tahir (littéralement « place de la Libération ») à Occupy Wall Street, savent quoi faire de tweets et des textos. L’inventivité politique vient de la rue comme l’intelligence du numérique.

Tiens, à propos, revenons à Agnès Varda. D’autres ont dit mieux que moi son maniement de la caméra léger et inventif, délaissant les formes et les constructions du 35 mm et leurs réthoriques associées, pour faire lire à un avocat en robe au milieu de choux-fleurs le code pénal régissant le glanage. Vous aviez dit « inspirant » ?

Cette inspiration glanante sait aussi faire dans la légèreté. Juste après avoir lu le mail de Philippe, mes furetages sur la toile m’amène immédiatement sur cette image d’un comparse croisé il y a un mois à Bordeaux autour d’un comité scientifique. Michael Colville-Andersen, puisque c’est lui qu’il s’agit, est un autre glaneur. Ses images, produites dans son blog dédié au vélo Copenhagenizing Copenhagen, témoignent de cette légèreté qui est tout sauf de la superficialité, de cette tactique qui est tout sauf de l’opportunisme commercial. C’est pleinement du jeu, “je joue”.

Derrière cette image précise, la dernière postée sur le site au moment où j’écris, il y a autre chose que la blonde à la nuque ravissante. Michael saisit le geste naturel de la cycliste qui cherche un appui au moment de la pause. Et partant de ce geste, il déambule et cherche plus loin. De l’invention pop up, si on veut. Et cela donne ces deux inventions étonnantes décrites dans la vidéo … un must d’inventivité. Accompagner le geste, c’est redessiner la rue en l’occurrence.

La suite de la vidéo vaut le détour. Si le lancer de déchet transformé en cyclo-basket récupéré n’est pas du pop-up urbain, alors mon dieu, je n’ai rien compris au blog de Philippe. Et moi, ça me fait rire.

Une autre œuvre ? Metropolis. Bing ! L’image proposée par Christian de Portzemparc – largement diffusée par les médias – dans sa proposition du Grand Paris m’a, sur le champ, remémoré Metropolis. Comment ne pas faire le lien ? Dans les deux cas, une vision futuriste de la ville avec une étrange coïncidence de mot (métropole), d’objet (la motorisation) et de date; l’une se formule en 1920 et extrapole (entre autres) un avenir à peine émergent d’une ville « motorisée », l’autre doit penser (en 2009) la métropole francilienne de 2020 (soit un siècle plus tard, si je compte bien). Pourtant, c’est la même représentation d’une motorisation absolue de la ville. La vision de Fritz Lang ne se veut pas particulièrement idyllique, elle est même dans une projection sublimée d’un futur sombre et lucide (une évocation d’un enfermement de la voiture dans cette image, une des plus connues).

L’inspiration ? L’image de Fritz Lang dément par avance la valeur de liberté associée à la voiture dans les décennies suivantes. La vision de l’architecte est, sans doute malgré lui du fait de cette association, est également déprimante, mais pour une autre raison. Si à un siècle de distance, on n’est pas capable de réinterroger ce choix de l’automobile pour faire métropole, si on persiste dans une lecture congestionnée d’une ville hypermotorisée, si à l’ère numérique on ne sait pas imaginer que la mobilité soit autre chose que cette hypertrophie et cette thrombose circulatoire, il y a lieu d’être inquiet sur les visions des urbanistes et des politiques qui les ont mandatés. Métropolis ne cherchait pas à interroger la mobilité, il reste pourtant une image emblématique du chef d’œuvre. Cet entrelac aérien d’objets motorisés et des supports afférents ne peut échapper à l’imaginaire collectif, et cela est forcément “inspirant” à de multiples égards.

Inspiration ? Que faire de ce pop-up urbain que sont les traces de chewing-gum ? Qui s’est posé un jour la question en dehors des responsables du nettoiement ? Une veille de réveillon (l’article porte sur l’ennui et les moments festifs)  je suis tombé sur cet entretien à Libération de quelqu’un qui sait quoi en faire et qui est étrangement inspirante, la sociologue et chercheuse à l’EHESS (école des hautes études en sciences sociales), Véronique Nahoum-Grappe.

« … les étranges dessins de ce qui reste d’un chewing-gum piétiné sur le bitume. J’ai mis longtemps à voir ces auréoles qui sont les seules traces urbaines que ni la pluie ni les pouvoirs publics ne peuvent nettoyer, à l’inverse des crottes de chien ou des tags. Elles s’incrustent sur l’asphalte et déclinent toutes les nuances du gris : du blême sur fond noir au gris foncé sur fond clair. Elles ont toutes des formes différentes. Une sphère parfaite : est-ce le coup de talon bien lancé sur une boule encore fraîche d’une amoureuse qui s’élance vers l’aimé ? Sur le quai du métro, ces traces grises de mastications sont le contrepoint absolu de la «belle femme» des affiches publicitaires enluminées d’éclat, qui suscitent des désirs de possession mais aussi un rêve d’être. La mastication du chewing-gum est la plus petite transgression à la civilité. etc. [Lire la suite et ne pas manquer le très inspirant livre Balade politique.] »

Ces chewing-gum piétinés, il faut les voir, les penser, et puis aller plus loin. C’est sa façon à elle – que j’admire absolument – de s’échapper “des remparts idéologiques en vogue, mêlés à ses névroses et à ses propres préjugés”. Elle ajoute, “saisir l’ambiance ou l’invisible, c’est d’abord accepter de perdre son temps”. C’est sans doute ce qu’on le moins bien faire aujourd’hui. Ça ne vous inspire pas ?

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