Le rapport entre ville et manga sonne comme une évidence, qui rime d’ailleurs avec tendance. Cet angle reste pourtant peu étudié, ou alors de manière particulièrement caricaturale. Un comble tant le thème est prolixe, et bien plus inventif qu’il n’y paraît. C’est donc avec d’autant plus d’intérêt que nous avons plongé dans le catalogue du cycle d’événements Mangapolis, organisée l’an passé à la Cité Internationale de la BD d’Angoulême. De quoi glaner quelques inspirations urbaines pour repenser la ville contemporaine.
Ville et manga : la danse de la fusion
Pour le commun des non-japonais, le moyen le plus simple de squatter le quai du Shinkansen en grillant Hope sur Hope, ne passe pas forcément par l’achat d’un billet d’avion hors de prix. Une solution plus efficace et bon marché – à condition d’éviter la collectionnite aiguë – consiste à se laisser emporter par l’intrigue et les graphismes d’un bon manga urbain. Mais après tout, l’affinité manga/ville n’est-elle pas un pléonasme ?
Qui s’aventurera dans les rues, squares, transports et commerces des villes nippones sera surpris de l’omniprésence de ces bibliophages. Le plus remarquable réside ici dans le fait que ce type de sociabilité semble bel et bien exclusif au Japon, puisque même des voyageurs d’origine asiatique s’en étonnent. Cette résonance agit aussi dans le sens inverse : les imaginaires façonnent les sociétés jusque dans l’attitude et les gestes du quotidien, rappelle le journaliste coréen Chin Chung-gwon :
« Ce qui m’avait encore frappé à l’époque, c’étaient les jeunes filles japonaises. Leurs chaussettes montantes qui ne glissaient pas sur leurs mollets en dépit de la loi de gravitation étaient en soi une merveille à mes yeux ; mais la position qu’elles adoptaient, leur cartable à la main, me paraissait relever de l’impossibilité anatomique !
[…] Ce n’est que plus tard que j’ai compris que ces chaussettes et cette posture étaient inspirées des images de jeunes filles kawai dans les mangas. » (cf. Courrier International, Hors Série, mars-avril-mai 2010,p. 38.)
Plus qu’un loisir de niche, le manga constitue une pratique embrassant la société japonaise dans son ensemble. En tant qu’espaces privilégiés d’interaction sociale, les villes n’échappent évidemment pas à la règle. L’indicateur le plus criant du phénomène de colonisation des mangas dans les villes japonaises contemporaines demeure la prolifération, dans le paysage urbain, de monuments directement sortis de ces imaginaires.
Tsunamignon dans la ville
C’est souvent sous formes de statues plus ou moins colossales que les idoles de papier colonisent les différentes métropoles de l’île. Bâtiments officiels et culturels, Astro Boy en gare de Kyôto et autres yokaï de Mizuki, ces héros intrigants surplombent l’espace public nippon au même titre qu’un Henri IV équestre Place du Pont Neuf. Véritables icônes urbanistiques, l’institutionnalisation des héros de la pop-culture locale « construit » très concrètement la ville japonaise contemporaine.
Même la ville s’habille façon kawaii. Publicités, décors de vitrines ou vêtements de marques, on retrouve de toute part les graphismes et couleurs propres à la bande dessinée nippone. Les Japonais plus que quiconque sont adeptes du cosplay et se déguisent ainsi en héros d’anime ou de jeu vidéo, sans jamais craindre le regard public.
Pas étonnant, dès lors, de voir le mobilier urbain et les transports en commun eux aussi costumés. On est bien loin des peinturlurages franco-belges, ou même des illuminations new-yorkaises à la sauce comics.
On pourrait même voir plus loin. Prenant l’exemple de « Kochi-Kame », l’une des séries les plus connues du pays et qui met en scène le commissariat d’un authentique quartier tôkyôite, Xavier Guilbert souligne que « l’endroit où est censé se trouver la station de police est en fait un terrain en friche. ». Une anecdote sur laquelle nous ne pouvons pas nous retenir de rebondir : pourquoi ne pas faire en sorte que ce bâtiment fictif devienne réalité ?
Cosplay urbain: la ville (dé)masquée
Et si le double sens de « travestir » – à la fois “déguiser” et “falsifier” – prenait ici toute sa signification ? Fort de ces mascottes essaimées, le paysage urbain s’enjaille et transforme la ville en décor de théâtre… mais à quel prix ? On peut s’interroger sur l’intérêt véritable de ces japoniaiseries.
Ne servent-elles pas, à bien y regarder, à occulter les réalités sociales de la ville ? Les critiques de l’architecture-canard ne manquent pas et cette kawaiisation de la ville semble aller dans le même sens, comme nous l’apprend Mangapolis :
« Il n’est plus de programme de sensibilisation qui n’ait sa mascotte, de monument qui ne dispose d’une version adorable, de panneau d’avertissement qui se contenterait d’austères inscriptions pour prévenir les passants » (p. 78)
On peut souligner l’effet de la mainstreamisation d’un urbanisme japonais caricatural par la diffusion de l’industrie manga traditionnelle. Pour une majorité de profanes, Shibuya est le Japon. La société japonaise se résume ainsi, dans l’imaginaire collectif, à une ville verticale illuminée par des publicités mobiles et des néons multicolores. Un phénomène qu’Adrian Favell baptise Néo-Tôkyô, « fantasme pour touriste voyeur, parfaitement adapté au consommateur étranger » (Mangapolis, p. 114) :
« Cool Japan (la marque officielle accordée à cette troublante société asiatique à la modernité ambiguë, perçue à travers sa culture pop) a réussi à transformer le pays en une sorte de dessin animé entre 1990 à 2000. »
Cette manifestation nous concerne directement : elle s’insère précisément dans le triste constat des pannes d’imaginaire urbains actuels, intimement liés à une prospective maladroite de l’innovation et de sa notion de « futur ». Un constat partagé par Transit City, qui rappelle combien ces imaginaires contrefaits ont irrigué les nôtres :
« Depuis une trentaine d’années, et plus précisément depuis le « Blade Runner » de Ridley Scott, il est devenu très commun de prendre les densités des villes asiatiques comme modèle absolu pour l’avenir. »
Il est impératif de dépasser ces clichés, ne serait-ce que par souci d’authenticité. Loin de se manifester par une soi-disant verticalité généralisée, la densité des villes japonaises s’exprime bien plus par un modèle de « petits villages ».
A titre indicatif, rappelons que Tokyo compte environ 6 000 habitants au km², contre 20 000 à Paris… Découpées en quartiers de maisons basses, les villes japonaises sont donc – en terme d’allure – plus proches de nos quartiers résidentiels de banlieues que des tours de verre de Manhattan…
Weaponing territorial
Ces constats prouvent combien la porosité des sphères manga/urbanité – et le nécessaire dépassement des clichés qui l’accompagnent – peut être fertile pour penser la ville autrement. On y décèle ainsi une multitude de liens et d’influences qui méritent d’être ici soulevés.
L’une des plus connues souligne ainsi l’importance du traumatisme atomique dans les multiples scénographies de villes détruites qui abondent la culture japonaise, d’Akira à Godzilla (pour aller plus loin : Japan, Godzilla and the atomic bomb). Si cet exemple est révélateur des processus de résonance entre fiction et contexte socio-historique, nous n’y reviendrons pas ici en détail : le sujet fera l’objet d’un texte dédié, qui décryptera plus spécifiquement les imaginaires de la ville détruite.
Dans la même veine, on s’interrogera sur certaines figures urbaines emblématiques de la pop-culture nippone. Ainsi, l’essor relativement récent du marketing territorial et du citybranding (la ville-marque, en bon céfran) ne fait-il pas écho aux multiples dystopies urbaines décrites dans l’imaginaire nippon, dans lesquels les villes se transforment en armes et robots partant à la conquête du monde ? On pensera par exemple, hors des seuls mangas, à Junon dans Final Fantasy VII, Galbadia Garden dans Final Fantasy VIII, Laputa dans Le Château dans le ciel de Miyazaki, mais aussi et surtout la Tour Ziggurat dans le Metropolis de Rintaro.
Ce faisant, la pop-culture nippone nous permet de soulever quelques questions problématiques que le marketing territorial ne s’autorise que trop rarement… En effet, ces villes-armes fictives ne sont-elles pas le résultat nébuleux d’une privatisation territoriale extrême ? Instrumentalisées pour le combat, ces cités sont la plupart du temps dirigées par une milice privée aux ordre d’une compagnie surpuissante. Faut-il y voir le reflet (hyperbolique) du processus croissant de privatisation de l’espace public, et de la triste “mise en concurrence” des territoires qui le nourrit ?
Voilà un exemple, parmi tant d’autres, de la manière dont les mangas peuvent nous aider à mieux comprendre la ville. A l’instar de la science-fiction, des jeux vidéo ou de la littérature, la pop-culture nippone est une véritable mine d’or pour démontrer la manière dont la fiction peut “inceptionner” nos représentations urbaines. C’est aussi le rôle de la prospective, que d’apprendre à tirer partie de ces gisements féconds.
Excellente cette première image. Étonnante toutefois pour un pays que je croyais assez pudique.
Le Japon est vraiment un pays fou, j’aimerais le visiter un jour…