[Avant-propos de Philippe G. : Second « poptrait » et pas des moindres : Nicolas Nova me fait l’honneur de venir se dévoiler pop’ment parlant pour fêter les deux ans de [pop-up] urbain, en évoquant ici avec tendresse la manière dont certaines oeuvres ont contribué à transformer son regard sur la ville et les urbanités [Pour rappel : j’ai invité mes divers « guides spirituels » à venir parler, à leur manière, de trois oeuvres pop-culturelles au sens large ayant marqué leur esprit urbanologue, afin d’ouvrir les horizons de ce blog tout en leur rendant hommage… Premier poptrait publié : Bruno Marzloff, du Groupe Chronos, à relire ici.]
Sans rentrer dans le détail, c’est en grande partie à Nicolas et à ses Pasta & Vinegar que je dois l’orientation pop’ de ce blog, et à son Labo des Villes Invisibles ma passion pour le décorticage des archétypes urbains (voire ici). C’est d’ailleurs à partir de ce sujet que nous nous sommes retrouvés à dialoguer chaque semaine sur Owni au sein des défuntes chroniques Urban After All, que nous avons co-piloté de janvier à juin dernier. Je pourrais encore en rajouter des couches, mais ce serait trop long et surtout trop complexe, notre bonhomme étant volontiers touche-à-tout (parmi ses casquettes : chercheur, enseignant, consultant, essayiste et fureteur culturel…), si bien que je m’y perds presque ;) Vous l’aurez compris : Nicolas Nova est ma première popstar, et c’est donc avec plaisir que je lui cède la plume !]
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Sélectionner 3 « oeuvres pop » pour Philippe et les deux ans de Pop-up, est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Surtout, car mon sac de Sport-Billy est rempli à ras bord de pleins de choses pertinentes et qu’il a fallu effectuer un choix. Alors évidemment, ce ne sera représentatif que du vendredi après-midi et de l’ambiance dans le TER qui me ramène chez moi après une semaine d’enquête de terrain.
Pour commencer, la première référence qui me vient à l’esprit quand on me demande quels éléments de la « pop culture » m’ont influencé, vient clairement de l’univers du skateboard. Et en particulier, « Public domain » (le titre complet étant « Public Domain, A Video Extravaganza in Living Color and Drop Dead B&W (Bones Brigade Video Four) »), une des vidéos éditée par Powell & Peralta. Ni film, ni documentaire, ce type de production directement sorti sur le marché de la VHS (luv ur magnetoscope) est une sorte de compilation de séquences de figures de skateboard réalisées soit dans les rues soit en skatepark. Tout cela se passe autour de 1988, je fais du skate évidemment, mais la confrontation avec ce genre d’images me montre toutes sortes de choses nouvelles. Le premier point qui m’a frappé à l’époque concerne la manière dont le film met en avant les « détournements » de tout ce qui constitue l’espace urbain. Bancs, trottoirs, toit d’immeuble, murets… tout obstacle ou courbure devient un espace de production de tricks avec la planche.
La pratique du skateboard, et ces vidéos qui forment une espèce de possible à réaliser, m’enseignent donc cette manière de lire la ville différemment. Pour intellectualiser un peu les choses, ce que je me souviens avoir perçu dans ses séquences californiennes, c’est la façon dont les skaters « lisent » la ville en détectant les « affordances » de l’espace physique pour en tirer parti. Ce genre de chose a marqué définitivement mon regard sur deux plans. D’abord en me faisant comprendre que tout objet peut être détourné de sa fonction première par des « utilisateurs » qui ont des objectifs et des intérêts différents des concepteurs de départ (ce que j’ai redécouvert plus tard en lisant Michel de Certeau). Et ensuite, ce constat m’a mené vers une sorte de gymnastique mentale d’observation de l’espace avec un regard autre que celui du piéton moyen… à aborder au fond un autre versant de la ville.
Quant à la deuxième leçon tirée de cette vidéo (et des autres), c’est de réaliser que l’on peut avoir un rapport singulier et différent à l’espace urbain; notamment comparé aux piétons ou automobilistes. En effet, ce qui m’a frappé dans ces séquences, c’est que les rues, le centre-ville ou la banlieue ne sont pas juste des lieux de passage, mais des endroits ou rester, « faire ». Et également avoir une relation plus « charnelle » à la ville: fouler le sol pendant des heures conduit à l’aimer ce bitume. Et par ailleurs, être en contact avec le sol n’est pas un problème soit parce que l’on chute, soit parce que l’on attend assis sur le bitume.
Et enfin, d’un point de vue plus pragmatique, la manière de filmer et de photographier ces pratiques pour les révéler a sûrement du forger mon regard par la suite. Car faire du skateboard c’est aussi rester longtemps dans les rues à observer ses potes, les lieux pour trouver des figures possibles, mais aussi regarder ce qui se passe autour. Et cela m’a progressivement amené à apprécier rester assis dans les rues et observer ce qui s’y passe (et bien souvent avec ennui, à soupirer de ce qui ne s’y passe pas)… je crois que l’on appelait cela naïvement « ethnographie de rue » à l’époque. Il s’agissait uniquement de repérer les freaks et les comportements étranges…
5 Dub Syndicate – Japanese Record [Remix] by kenonu
Pour citer une deuxième oeuvre pop, je dirai l’album « Ital Breakfast » du groupe anglais Dub Syndicate. Je mentionne celui-là, car c’est le premier LP de dub que j’ai découvert, mais ce que j’en pense est valable pour globalement tout le style. Ces morceaux m’ont tout de suit plu du fait du duo basse/batterie reggae sur lequel viennent se greffer des sons plus curieux et des strates de sons ou de voix m’évoquant un imaginaire étrange. Je vois dans le dub une espèce de mélange typiquement urbain du croisement et de l’accumulation de ce que mon voisin dénomme « éléments culturels« . Le dub, et en particulier dans sa forme anglaise année 90 comme avec l’album Ital Breakfast, c’est une sorte de chimère de divers éléments culturels qui ont circulé dans le temps et l’espace: héritage d’une rythmique rock-steady, accumulation de restes de champs africains, de syncrétisme religieux, de sonorités des caraïbes le tout passé à la moulinette technologique pour ressortir comme la bande-son d’un univers postmoderne et manifestement urbain. Écoutés au casque en marchant, les bruits de la rue se mêlent tant à des mélodies reggae que des textes de l’Ancien Testament, des samples politiques que des nappes sonores éthérées.
C’est effectivement une esthétique urbaine qui me fascine et qui fait ressortir cette « hauntology » dont parle Derrida et qui est ressorti depuis quelque temps dans les cultural studies anglaises ou les chroniqueurs musicaux anglais:
« Dans le domaine de la musique, l’hantologie désignerait le travail d’artistes, le plus souvent électronique, évoquant des mondes et époques disparus. Les fantômes convoqués dans ces musiques « hantées » le seraient par le travail sur le son lui-même (intégration de craquements par l’usage de vieux vinyles, déformation des voix…), mais aussi par l’intégration d’éléments issus de ce passé révolu«
Maintenant, en quoi est-ce que cela m’influence aujourd’hui ? Je crois que je vois les albums de dub comme une sorte de métaphore de la ville constituée de plusieurs strates entremêlées provenant de différents éléments culturels. Et au fond, j’essaye de « lire la ville » de la manière que je tente de repérer la provenance (et le sens) de chaque strate dans le mille-feuille dub,
Comme troisième oeuvre, j’avais envie de citer la description de la ville dans la littérature de science-fiction, car elle m’a clairement influencé. Notamment dans sa version cyberpunk qui, comme le disait récemment William Gibson, est une tentative de dépasser les avenirs aseptisés pour aller gratter dans les marges pas toujours très propres:
« I also wanted science fiction to be more naturalistic. There had been a poverty of description in much of it. The technology depicted was so slick and clean that it was practically invisible. What would any given SF favorite look like if we could crank up the resolution? As it was then, much of it was like video games before the invention of fractal dirt. I wanted to see dirt in the corners.«
Mais tout cela est un peu trop général, du coup je préfère mettre en avant quelque chose de beaucoup plus pop et pas forcément perçu comme sexy par beaucoup de gens: la Grande Motte.
Je crois que la ville moderniste en général me fascine et encore plus quand son principe général vient s’articuler à une sorte d’esthétique quasi fictionnelle (un héritage des pyramides maya? encore de l’hantologie peut être). Par sa cohérence et son unité architecturale, cette cité balnéaire me fascine, spécialement lorsque ce souci se prolonge dans le détail du bâti. Lieu de culte, cabanons et bancs poursuivent le principe général et donnent une impression de pensée cohérente de l’espace. Le côté utopique, à une époque durant laquelle on croyait encore aux utopies malgré toutes ses dérives (tourisme de masse), est aussi fascinant. J’affectionne beaucoup la forme des immeubles et ces façades alvéolaires qui énervent tant de gens.
J’ai surtout été amené à observer la Grande Motte de nuit et ses différentes pyramides évoquent une sorte de lignée de spaceships prêts à bondir dans l’espace pour rejoindre la vraie mission qu’on leur avait assignée.